b. L'impact politique de l'exil à Rhodes
L'exil de Tibère est une surprise. Lui qui
descend d'une des familles les plus réputées de Rome, est
associé à la famille impériale et a
bénéficié de pouvoirs consulaires - une situation que
n'aurait pu prévoir son père, le républicain en fuite -
abandonne brutalement toutes ces distinctions. Auguste flattait toutefois son
ambition : il l'avait fait consul aux côtés de Cnéius
Pison, lui avait accordé cinq années de puissance tribunitienne
et allait l'envoyer combattre en Arménie. Mais Tibère refuse ces
honneurs :
- Je n'accepterai plus de mission, lointaine ou
non.
- Plus de mission ? Que veux-tu donc faire
?
- Me retirer dans un endroit écarté
où je puisse vivre à ma guise. Lire et
étudier.
Auguste le fixe avec
commisération.
- Je vois bien que tu as besoin de repos. Va donc
à Sorrente dans la villa que Mécène m'a
léguée. Il disait que
185. Adams 1894, p. 77 :
« I am unhinged--undone !
I can no more. I must get hence and
know
The balm of quiet nature, and
purity
Of simple lives. (...)
It is not days and weeks, not months, but
years,
But years and ages that my void soul
craves.
Void ? It is dead. My body perishes too. . .
.
I stood by Drusus, by my brother's
side,
And held his hand, and saw the wide world lose
him
And all that made its emptiness seem
dear.
Sire, I have striven too much and borne too
much.
I pray you let me go--release me.
»
186. Massie 1998, p. 140
187. Beulé 1868, p. 132
77
c'est la plus belle demeure d'Italie. Un
séjour de détente te fera du bien.
- Non. Je veux renoncer à touts mes charges,
répliqua Tibère en bombant le torse.
- Renoncer à tes charges ? Si c'est une
plaisanterie, elle est de très mauvais goût !
- Je ne plaisante pas. Je ne veux plus exercer mes
fonctions. Je te présente ma
démission.188
Lidia Storoni-Mazzolani évoque un
événement ultérieur dont l'acteur principal était
Caius César. Celui-ci, peu de temps avant sa mort, avait demandé
à être libéré de ses fonctions pour devenir un
simple particulier en Syrie. L'auteur suppose qu'il ait prononcé ces
propos alors que sa maladie était arrivée à un seuil
critique, ce repos étant une alternative à la mort, ou qu'il ait
contracté, comme Tibère, un dégoût du principat et
un attrait pour une civilisation que la politique n'aurait pas encore pu
pervertir189.
Auguste semble dépassé par les
événements : celui en qui il avait placé sa confiance
vient de l'abandonner. Croyant d'abord à un propos dicté par la
colère, il en aurait réalisé le sérieux
après les quatre jours de grève de la faim de Tibère. Il
est alors à l'apogée de sa puissance, et les
événements ne font que le confronter à un échec
imminent. Son bras droit l'a trahi, sa fille lui fait honte, il est à la
fois le plus puissant et le plus malheureux des hommes190. Pensons
également qu'en tant que prince, que maître du monde, il ait vu
comme un affront odieux de s'opposer à lui, de lui rappeler qu'il
n'était pas tout puissant et ne pouvait pas tout contrôler. C'est
cette image que véhiculent Les Mémoires de Tibère
:
- C'est une mission de la plus haute importance, et
où tu récolteras beaucoup de gloire...
- Non, dis-je. J'en ai assez.
J'abandonne.
- Comment ? Tu te rends compte de ce que tu dis ?
C'est de la trahison !
- Non. En aucun cas. En aucun des sens du mot. Et
si tu ne comprends pas, c'est bien malheureux, mais ma
décision est claire et
irrévocable.
Je le laissai ainsi, la bouche ouverte. Je me
demandais quand quelqu'un lui avait parlé ainsi pour la dernière
fois.191
Livie a du être également
bouleversée dans ses ambitions : comment a-t-elle réagi à
l'exil de son fils, à l'abandon de celui qu'elle cherchait depuis son
enfance à promouvoir ? Pour Charles Beulé, Tibère
était comme mort pour elle du jour où il l'avait
abandonné192. Mais si elle voulait conserver sa puissance
après la mort d'Auguste, elle était forcée de trouver un
intermédiaire entre elle et le pouvoir. A son retour de Rhodes,
Tibère avait un nouveau moyen de pression sur sa mère : elle
avait
188. Franceschini 2000, p. 267
189. Storoni-Mazzolani 1986, p. 98
190. Kornemann 1962, p. 28
191. Massie 1998, p. 136-137
192. Beulé 1868, p. 154-155
78
eu le chance de le voir revenir vers elle une fois,
elle ne pouvait permettre un nouveau départ et devait alors le
protéger de son mieux193.
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