B - Le Bouc de Capri
Avant même de se retirer sur l'île de Capri,
là où il s'est semble-t-il livré aux pires
débauches, Tibère était déjà parti, des
années plus tôt, s'exiler sur une autre île, loin de Rome,
là où personne ne pourrait le rappeler à la
réalité de sa vie. Il nous faut donc ici discuter de ces
retraites.
I - Rhodes et le goût de l'exil
a. Expliquer l'exil
Les dernières années de Napoléon
Ier ont marquées par l'exil sur des îles, d'abord à Elbe,
puis à Sainte-Hélène. De là, il hérite, aux
yeux de la postérité, d'une image de «
nésiarque183», d'un monarque régnant sur un
territoire entouré par la mer, au milieu du néant. Tibère
fut confronté à cette même situation, à plusieurs
reprises, ce dès l'enfance lorsque ses parents fuient l'Italie et la
guerre civile. Avant même de parler de Capri, l'île « maudite
» qui lui est associée, il nous faut revenir sur son premier exil
insulaire : Rhodes. En 5 av. J.-C., alors que Tibère est dans une
position politique très enviable - il est le gendre de l'empereur et le
père d'adoption de ses héritiers - il décide de se retirer
de la vie romaine et part se réfugier sur une île grecque.
L'événement reste inexplicable car il est autant inattendu que
justifiable en de nombreux points, sans qu'on puisse décider de la
véritable raison de ce départ.
La première hypothèse, celle que
Tibère présentait comme la raison officielle, était la
volonté de ne pas faire d'ombre aux Princes de la Jeunesse, les
héritiers d'Auguste, dont il était le tuteur. Pour E. Kornemann,
Tibère éprouvait le sentiment d'être un «
bouche-trou du système augustéen », un
régent éventuel si le prince venait à mourir avant que ses
petits-fils soient prêts à lui succéder. Se reposant sur un
précédent, celui de la retraite de Marcus Agrippa sur l'île
de Lesbos pour ne pas nuire aux prétentions de Marcellus, Tibère
partait au nom de la raison d'État. Le propos est digne, mais l'acte
inconsidéré : il renonçait alors à son rang, qu'il
avait mérité par ses actions, pour servir les
intérêts de deux adolescents sans expérience aucune. Les
Modernes y voient une certaine amertume, une nécessité qui pique
son ressentiment et le pousse à agir sans réfléchir aux
conséquences de son choix.
183. Le terme est utilisé par Régis
Martin, entre autres, mais semble être un
néologisme
75
La seconde hypothèse relève de ses
problèmes conjugaux. Malheureux après son divorce d'avec
Vipsania, remarié à une femme qu'il déteste et qui le
dégoûte, incapable d'en divorcer en raison de la tâche qui
lui est attribuée, il ne peut se résoudre qu'à la quitter
en abandonnant tout ce qui lui reste. Nous reviendrons ultérieurement
sur cette union politique.
La troisième hypothèse relève de
son caractère, d'un besoin inné de solitude. Si Tibère
s'était exilé une seule fois, on aurait pu parler d'un geste
inconsidéré, regretté par la suite. Mais s'il l'a
reconduit
des années plus tard, c'est par goût de
l'exil. En témoigne le propos d'Ernest Kornemann : Lorsqu'un homme
accomplit deux fois dans sa vie une démarche de ce genre, il n'est pas
possible que des raisons extérieures l'y aient poussé. Ce sont
des facteurs psychologiques qui entrent en jeu, étroitement liés
au caractère même de l'individu en question. D'un
tempérament indécis et troublé, souffrant
d'hésitations et de troubles intérieurs dont il ne parvenait pas
à se libérer, Tibère éprouva certainement
très tôt le désir de rompre avec le monde
extérieur.Lorsqu'on arrache à des êtres de ce genre les
créatures qui leur son chères, ils se replient totalement sur
eux-mêmes, en particulier quand ils ont, comme Tibère, une nature
riche et un penchant pour la vie contemplative.184
Notons une quatrième hypothèse,
essentiellement portée par la fiction : celle d'un exil voulu par
Auguste, celui-là même qui avait condamné sa fille et ses
petits-enfants disgraciés. Dans la série Moi Claude,
empereur, Tibère a violemment frappé Julie à la suite
de provocations, un acte odieux aux yeux du père : il ne souhaite plus
voir cet homme qui lui cause autant de soucis.
Quelles que soient les raisons de cette retraite, on
ne peut nier que Tibère n'était pas heureux à cette
époque. Incapable de contenir ce sentiment, il aspirait à la
solitude. C'est dans cet état moral que le dépeint Francis Adams
:
Je suis détraqué, fini Je ne puis
plus. Je dois partir et connaître Le baume du calme, et la
pureté D'une vie simple. (...) Ce ne sont des jours et des
semaines, non des mois, mais des années Des années et des
âges que mon âme vide le demande Ce vide ? Elle est même
morte. Mon corps périt aussi... Je restais pour Drusus, aux
côtés de mon frère, Je tenais sa main et j'ai vu le
monde le perdre Et tout cela a rendu ce vide plus douloureux. Mon
seigneur, je me suis trop efforcé
184. Ibid., p. 29
76
Je vous prie de me laisser partir, de me
libérer185
Le propos est similaire chez Allan Massie, quand
Tibère se justifie auprès de sa mère : il se désole
à l'idée de peiner ses proches, mais ne peut supporter tant de
malheurs : chaque jour, les Princes grandissent et l'éloignent du
pouvoir, sa femme lui est odieuse, la flatterie le dégoûte
:
Vois-tu, Mère, j'en ai assez, assez de
l'hypocrisie et des tromperies, assez de cette lutte pour le pouvoir qui
abaisse tout le monde, assez de me laisser acheter par des propos mielleux,
assez... de tout. Je suis désolé si je t'ai trahie, mais, si je
continuais ainsi, c'est moi que je trahirais. Tout le système a
été corrompu, et je veux en
sortir...186
Le départ pour Rhodes reste un mystère.
Du moins, ce mystère frustre l'historien : cet exil de huit ans,
à l'âge « où la maturité se prononce et
imprime à chaque nature un sceau
définitiÇ87» aurait permis de mieux cerner
le caractère de cet homme. Une chose est toutefois certaine : cet exil a
eu un impact politique majeur sur le principat.
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