c. Usage légal de la délation
Mais la délation a également une
utilité légale, des bienfaits qui peuvent excuser en partie
l'exercice de cette pratique tant décriée. Tout d'abord, elle
permettait de disposer d'informations précises sur l'aristocratie
romaine qui, si elle ne se trouvait plus au centre du pouvoir, détenait
une puissance non négligeable qu'il fallait contrôler. Par les
vengeances personnelles, Tibère pouvait déceler des
inimitiés et, pendant qu'ils complotaient les uns contre les autres, les
sénateurs se détournaient de leur haine envers le
prince.
La délation légale passe notamment par
l'exploitation de la loi de majesté (la Lex Maiestas). Celle-ci
consistait en la punition de tout acte allant à l'encontre de l'image du
prince du crime moral (insultes ou dégradation de statue) à des
motifs plus discutables (un homme fut jugé pour être allé
aux latrines avec des pièces marquées du visage de
l'empereur175). Dans Poison et Volupté, Nerva
cherche à raisonner son ami en lui demandant de renoncer à cette
loi à l'annonce de condamnations ridicules : un poète vient
d'être exécuté pour avoir présenté le roi
Agamemnon avec des dartres au visage, référence assumée
aux problèmes de peau du prince, et un chevalier est jugé pour
avoir fondu une statue de Tibère, qu'il avait dans sa collection, afin
de payer ses dettes176. Le tyran condamne le premier, vexé
par ce qu'il considère comme une injure, et accepte - trop tard - de
pardonner au second.
Par les aspects pervers de la Lex Maiestas,
certains y ont vu une manière de ménager la susceptibilité
de Tibère, blessé par les satires qui raillaient son alcoolisme
de jeunesse, son manque de charisme ou sa soif de sang177. Mais les
causes légales sont aussi à prendre en considération. Pour
Barbara Levick, déifier Auguste permettait de se donner de nouveaux
droits, Tibère devenant le fils d'une divinité, jouant sur la
légitimité de la dynastie par le droit divin178. Pour
Charles Beulé, le culte de la majesté est prétexte
à montrer la servilité du peuple qui s'y attache. Ce «
fétichisme impérial » est liberticide et son
absurdité avilit la condition humaine, permettant à Tibère
de se
174. Strada 1866, p. 71
175. Si, dans les faits, l'image semble se
confirmer, il ne faut pas forcément traduire « Maiestas » par
« Lèse-majesté » : il s'agissait d'une loi en vigueur
sous la République, certes oubliée mais promulguée en un
temps sans prince. Dans sa définition, elle punissait l'atteinte
à la suprématie romaine. Le prince étant le symbole de
Rome, l'insulter revient à attaquer la dignité de tous les
Romains : on ne punit pas l'insulte privée, mais l'insulte du symbole.
(Lyasse 2011, p. 197). De même, Barbara Levick traduit « Maiestas
» par « Trahison ».
176. Franceschini 2001, p. 172
177. Laurentie 1862 I, p. 339-340
178. Levick 1999, p. 60
protéger de toute opposition. Au sacrifice de
quelques rares vies, le prince devient intouchable179.
Mais Tibère ne fut pas forcément
favorable à la loi de majesté. Ernest Kornemann fait remarquer
que le prince est souvent intervenu en faveur des condamnés, à
l'exemple de Silanus, un ancien amant de Julie qu'il autorisa à revenir
d'exil à la condition qu'il s'éloigne de toute activité
politique180. Jules-Sylvain Zeller rappelle que Tibère a
tenté de s'opposer à ces condamnations, ne renonçant
qu'après avoir constaté son impuissance à les
contrôler181. La délation isole toujours plus
Tibère, accusé de la cupidité de ses sujets. Chaque
accusation, qu'elle se révèle une vérité ou une
manipulation du délateur, se fait sur motif de l'injure envers le
prince. Tibère est donc chaque jour confronté à des
reproches, et son moral en pâtit. C'est sur ce motif, selon Zeller, qu'il
décida - un jour où un sénateur étale les insultes
de celui qu'il accuse - de quitter Rome, échappant au jugement de ses
sujets. Il part dans une île éloignée, là où
il cherche le calme et dont la postérité retiendra le nom comme
le symbole des pires ignominies de la troisième décennie suivant
la naissance du Christ : Capri182.
179.
73
Beulé 1868, p. 213-216
180. Kornemann 1962, p. 122
181. Zeller 1863, p. 49
182. Ibid., p. 61-62
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