III - La délation
a. La naissance de la délation
- Les délateurs sont aussi utiles à
un État que les latrines à un particulier. Cela ne sent pas bon,
mais on est bien heureux d'en trouver pour se soulager le ventre
!165
Le règne de Tibère est connu pour
être une période de délation, de condamnations sur
accusations par un tiers. Parmi les victimes célèbres, nous
pouvons citer M. Scribonius Libo Drusus en l'an 6 et T. Sabinus en l'an 24.
Yann Rivière y consacre son étude Les délateurs sous
l'empire romain et, dans son corpus, la moitié des occurrences,
sources à l'appui, concernent les années de gouvernement de
Tibère (cette période est également notée comme la
seule où fut sanctionné l'adultère au moyen de la
délation).
Mais comment cette période de
dénonciations, décriée pour avoir apporté tant de
peur à Rome, a telle pu se développer ? Pour Lidia
Storoni-Mazzolani, c'est en s'efforçant de réprimer l'adulation
et le favoritisme qu'il a encouragé les délateurs à se
faire entendre, sous prétexte de déjouer de prétendus
complots et permettre des condamnations souvent injustes - un
phénomène accidentel166. Jules-Sylvain Zeller, quant
à lui, dénonce l'instrumentalisation de la loi pour servir
à des intérêts meurtriers et faire de lui le «
plus terrible des princes justiciers »167. Pour
Barbara Levick, enfin, c'est contre la volonté de Tibère que la
délation était pratiquée, et c'est elle qui transforma son
règne en tyrannie168. Une chose est sûre : la
dénonciation pervertissait la justice romaine.
b. La délation perverse
Quand nous évoquons la délation, le terme
semble péjoratif. Néanmoins, on la trouve citée
telle
164. Grimal 1992, p. 123
165. Franceschini 2001, p. 174-175
166. Storoni Mazzolani 1986, p. 19
167. Zeller 1863, p. 46
168. Levick 1999, p. 150
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quelle dans les documents officiels. Elle devient
infamante dans la mesure ou elle n'admet pas de limites, toute contravention
à la loi - supposée ou véritable - étant passible
d'être dénoncée et jugée. Si l'on s'imagine que la
haute société en profita le plus, en se débarrassant de
rivaux politiques, des affaires sordides nous sont parvenues : ainsi, les
Romains semblent avoir été choqués par des cas de
dénonciation ou l'affranchi témoignait contre celui à qui
il devait la liberté. De même, Tacite cite avec horreur le
procès de Vibius Serenus, un membre de l'ordre sénatorial
accusé par son propre fils. C'est de l'exercice de ces pratiques
ignobles qu'hérite Tibère aux yeux de la postérité.
Dans Le dernier jour de Tibère, Lucien Arnault fait parler le
jeune Niger, condamnant son prince en nommant les crimes que celui-ci a permis
:
Le meurtre , le poison , d'infâmes
délateurs Ivres tout à la fois d'or , de sang et de
pleurs; La fourbe encourageant et punissant le crime; La vertu se cachant
pour n'être pas victime; Un peuple , craint par fois et toujours
détesté, Pour des jeux et du pain traître à sa
liberté; La débauche siégeant sur la pourpre
flétrie; Des hommes sans pudeur , des peuples sans
patrie; Voilà par quels bienfaits Tibère a
mérité Cette horreur, qui sera son
immortalité!...169
Même constat chez Marie-Joseph Chénier,
cette fois de la voix de Cnéius, fils de l'accusé Pison
:
Ah ! Parmi ces flatteurs, émules
d'infamie, Une tête innocente est bientôt ennemie. Quand sous
le crime heureux tout languit abattu, Malheur aux citoyens coupables de
vertu, Et dont la gloire offense, à Rome ou dans
l'armée, Tibère impatient de toute renommée. Les
délateurs, vendant leur voix et leurs écrits, Viennent dans
son palais marchander les proscrits.170
La délation pouvait se justifier si elle
était réalisée dans un effort « patriotique »,
pour dénoncer les traîtres et les conspirateurs. Mais, aux yeux de
la morale, toute dénonciation, quand bien même l'accusé
serait coupable, est indigne puisqu'elle sert les intérêts du
délateur. Ainsi, Pierre-Sébastien Laurentie présente
Domitius Afer, un citoyen respecté, comme le coupable des pires injures
: recherchant la renommée et la fortune, il s'était fait
accusateur de Claudia Pulchra, une amie
169. Arnault 1828, p. 16
170. Chénier 1818, p. 7-8
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d'Agrippine, dénonçant sa mauvaise
conduite conjugale et la pratique de la sorcellerie contre le prince, ce pour
gagner les faveurs de ses ennemis, à commencer par
Tibère171. D'autres, comme Sextius Paconianus, dépeint
par Charles Dezobry comme un « homme ne respirant que le crime, ne se
plaisant qu'à nuire, fouillant incessamment dans le secret des familles
» parviennent à échapper à la justice par des
dénonciations172. La délation est alors moralement
condamnée, n'étant prétexte qu'à la violence. Dans
sa Mort des dieux, Jean de Strada présente un augure cupide, se
servant de mensonges pour perdre les chrétiens : il les accuse de «
dévorer les chairs d'un enfant par lambeaux » sur leurs
autels macabres, sur de fausses accusations, et se vante de «
calomnier et savoir payer les
délateurs173».
Nous nous étonnerons pas que la tragédie
prenne ces événements comme modèles pour dénoncer
l'horreur qui règne à Rome. La pièce Tibère
de Nicolas Fallet s'inspire de l'affaire Vibius Serenus. L'auteur veut
réhabiliter l'image du fils parricide, ici manipulé par le
traître Phorbice, un fourbe affranchi de Tibère. Par
commodité, comme le père et le fils partageaient le même
nom, l'auteur nomme le jeune homme Vibius et l'accusé
Sérénus. Malgré les supplications des enfants du
condamné et de son gendre, un soldat respecté du prince, la
conclusion est tragique : Vibius meurt en voulant libérer son
père, sa soeur Otellide se suicide en voyant le corps de son
frère et la grâce accordée à Sérénus
lui devient horrible, comme elle est marquée du sang de ses enfants. Si
Tibère feint la bonté en quelques occasions - il propose à
Vibius de l'adopter s'il renonce à le supplier d'épargner son
père - il reste détestable, justifiant sa haine envers
Sérénus par une jalousie datant de l'époque où il
était le bras droit de son frère Drusus, qui était plus
aimé que lui-même.
Tibère est souvent accusé de ces crimes.
S'ils ont été perpétrés sous son règne, il
ne peut en être innocent et doit en avoir profité d'une
manière ou d'une autre. Les trahisons semblent amuser le prince qui en
fait un jeu de cruauté. Chez Jean de Strada, il se félicite de
s'être servi avec autant de brio de cette « belle machine à
gouverner les gens » qu'est le crime de lèse-majesté, qui
mène les Brutus et les Gracchus d'antan - ses ennemis
républicains - les uns contre les autres. Tout cela, il le
légitime par le culte de la patrie, l'origine de son pouvoir
suprême :
La patrie aux grands jours, c'est la chose
publique, C'est la divinité. Mais l'empereur étant La
patrie incarnée... Écoute... Il est patent, Certain, pertinent
et logique
171. Laurentie 1862 I, p. 454-455
172. Dezobry 1847, p. 267
173. Strada 1866, p. 77
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Qu'il est aussi le
Dieu.174
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