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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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b. Les victimes de Tibère

Les crimes de Tibère sont rapportés par les Anciens. Plus que des modèles de cruautés, ce sont davantage des attaques personnelles, menées contre des ennemis privés. Ainsi rapporte-t-on une anecdote sordide sur son séjour à Capri : un jour, un pêcheur l'aurait pris à parti durant une promenade, lui offrant un poisson. Si le geste était une marque de respect, il troublait le repos du prince et avait éveillé sa peur, lui qui était devenu soupçonneux et paranoïaque. Tibère l'aurait alors frappé au visage avec le poisson et, comme le pêcheur se félicitait de ne pas lui avoir offert une langouste, il réagit par un trait d'humour noir. Cynique, il demanda à ses serviteurs de lui ramener ce crustacé afin de déchirer le visage de sa victime avant de le jeter du haut des falaises158. Si cette anecdote n'a aucune portée politique, elle symbolise parfaitement la méchanceté d'un homme cruel au point de torturer un innocent qui ne voulait que lui être aimable. Cette histoire est rapportée dans Poison et Volupté :

Il s'enferma dans un mutisme si morose que Nerva n'osa pas lui adresser la parole. Le pêcheur attendait paisiblement la suite de l'aventure, croyant recevoir le salaire de son bon mot. Quand le soldat lui présenta le crustacé gesticulant, l'empereur le saisit avec adresse et, s'approchant de l'homme.

- J'ai prié Neptune et il te fait don de cette langouste. Elle te trouve si séduisant qu'elle souhaite te prouver son

amour par un baiser !

Il déchira le visage du malheureux qui hurlait de douleur, puis jeta eu-delà de la falaise l'instrument de supplice

improvisé.

- Voilà comment il convient d'éloigner les importuns, Cocceius, conclut-il en reprenant sa marche.159

Cette cruauté n'est pas toujours gratuite. Il est un homme qui fut condamné sous son règne, un modèle pour présenter le ressentiment de Tibère à l'ouvrage : cet homme, c'est Asinus Gallus. Issu du milieu sénatorial, il avait commis une faute impardonnable aux yeux du prince : il était l'époux de Vipsania, la femme dont il avait du divorcer sur ordre d'Auguste. Tibère attendit bien des années pour le perdre et finit par y arriver au moyen de délations. La condamnation fut sévère : il l'invita à dîner, sans faire part du sort qu'il lui réservait, le fit arrêter alors qu'il rentrait chez lui et le laissa

Infamous, execrable hag, harpy, cancer. Shame of my name, execrable incestuous... »

158. Suétone, Tibère, LX.

159. Franceschini 2001, p. 259-260

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emprisonné jusqu'à la mort par privation de nourriture. Cette vengeance amoureuse fut maintes fois décrite. Nous citerons notamment le propos romancé de Pierre Grimal dans ses Mémoires d'Agrippine, celui d'un homme blessé qui condamne en apparence une liaison honteuse avec Agrippine l'Aînée, en réalité celle avec la femme qu'il aimait :

Il prétendit qu'elle avait eu pour amant Asinius Gallus, que Tibère maintenant emprisonné depuis trois ans, sous des
prétextes divers, en réalité parce qu'il ne lui pardonnait pas d'avoir épousé Vipsania, qu'il avait lui-même répudiée
lorsque Auguste l'avait contraint à prendre Julia pour femme. Tibère éprouvait pour Vipsania un amour profond. Toute
sa vie il souffrit de savoir qu'elle appartenait à un autre. Telle était la vraie raison pour laquelle il infligea cette
interminable mort à Gallus.160

Gregorio Maranon, dans son oeuvre sur le ressentiment de Tibère, présente également cette image de dépit amoureux. Ici, le calvaire de Gallus est explicité, pour en montrer toute l'horreur, de même

qu'est « justifiée » cette conduite odieuse : Gallus fut emprisonné dans des conditions d'extrême sévérité. Il n'y avait personne pour l'attendre à sa cellule. Il ne vit personne d'autre qu'un esclave qui le poussait à manger pour éviter qu'il ne se suicide par la faim, et sa nourriture était choisie pour l'empêcher de mourir sans pour autant lui donner de plaisir. Il fallut trois ans pour que Tibère, selon Dion, accorda la pitié à sa victime en lui autorisant de mourir. La vie a voulu que même l'amour de Tibère pour Vipsania, le plus pur des sentiments que l'âme peut contenir, a été converti en la source d'un implacable ressentiment. A ce moment, cela faisait treize ans que sa bien-aimée Vipsania était morte ; mais sa mémoire subsistait et, avec cette mémoire, sa rancune envers l'homme qui l'avait privé de son unique chance d'amour.161

Néanmoins, tous ne s'accordent pas dans les intérêts de Tibère en cette condamnation : elle n'était pas l'oeuvre d'un prince jaloux. Pour Ernest Kornemann, non seulement la punition était uniquement due au motif de haute trahison, mais le prince en aurait été attristé et aurait montré des égards au mort en lui accordant des funérailles conformes à son rang, une pratique peu courante - voire curieuse - dans le cas d'un condamné. Peu d'auteurs s'intéressent au personnage même. Pour certains, comme Charles Beulé, c'était un mufle qui se vantait d'entretenir une liaison avec Vipsania alors même qu'elle était mariée à Tibère. Pour Paul-Jean Franceschini, c'est un homme sensé et courageux qui n'hésite pas à condamner le prince en vis à vis, lui disant qu'il n'est qu'un

« épouvantail que Séjan agite à sa guise pour terrifier le peuple et le Sénat162 ». Enfin, il fait une apparition furtive dans la série Moi Claude, empereur en tant que victime de Séjan, qui le fait battre jusqu'au sang par ses hommes pour l'obliger à signer des aveux, afin de condamner légalement Drusus III.

160. Grimal 1992, p. 128

161. Maranon 1956, p. 42

162. Franceschini 2001, p. 335

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Enfin, la cruauté de Tibère n'épargne pas même ses proches. Dans le film Imperium Augustus, il punit Julie qui refuse de s'offrir à lui en la giflant, avant de la violer. Dans la série Moi Claude, empereur, c'est Agrippine l'Aînée qui est victime de sa cruauté : après l'avoir moquée, la destinant à un exil sur une île minuscule dont elle pourrait être la reine, le vieillard lubrique l'attouche. Comme elle lui crache au visage de dégoût, il prend plaisir à fouetter son dos nu avec une branche de vigne, sous le regard des soldats.

Avant de clore ce propos et de nous intéresser aux pratiques légales de la cruauté marquant son règne, il convient de montrer deux approches d'un même événement, présenté comme un acte de cruauté : le mariage d'Agrippine la Jeune. Celle-ci, tout juste nubile, est promise à Domitius, un homme mûr connu pour sa violence. Dans Poison et Volupté, la scène est odieuse : Tibère se félicite des lubricités que la brute va assouvir sur sa jeune victime :

- Agrippine prétend épouser Gallus, reprit l'empereur, sans se soucier de savoir si cet époux me plaît. Eh bien moi, je
vais donner à sa fille un époux à mon goût. Ce sera Domitius Ahenobarbus.

Le préfet du prétoire eut peine à cacher sa stupeur. Ce petit-fils d'Octavie, sorte d'Hercule roux, grossier et querelleur, s'était montré bon général en Germanie, mais il y avait défrayé la chronique en violant douze captives à la suite. A Rome, il avait écrasé un enfant sous les roues de son char et crevé l'oeil d'un chevalier qui lui avait manqué de respect. - Eh bien, que penses-tu de mon idée, Aelius ? Demanda Tibère en lissant la table de Cicéron d'une main

allègre ?

- Agrippine sera folle de rage.

- Pourquoi donc ? Domitius Ahenobarbus a tout pour lui plaire. C'est un aristocrate. Certes, il est un peu brutal, mais les femmes ne détestent pas la manière forte. Dis-lui bien de traiter son épouse avec tous les égards qui sont dus à la fille de la noble Agrippine. Je vais dicter mes ordres à ce sujet. Surtout, ne tolère aucun retard. Cette pauvre Agrippinilla brûle du désir de perdre sa virginité.163

Dans une toute autre optique, Pierre Grimal présente une union pensée comme inévitablement malheureuse, comme aucun amour ne peut naître entre ces deux personnages trop différents, mais ayant des visées politiques : Tibère a choisi un personnage odieux pour porter atteinte à la dignité de la famille de ses ennemis (sur ce propos, il se trompe : Domitius témoigne d'affection pour sa nouvelle femme), mais il a avant tout choisi un homme qui lui est fidèle pour que leur union reste stérile tant que lui vivra et que ses descendants ne se mettent pas en travers de ses ambitions :

Lorsque nous fûmes seuls, Domitius m'attira près de lui et me dit doucement : « Tu es maintenant ma femme, Agrippine. Tu es tellement jeune I Je pourrais presque être ton père. As-tu peur de moi ? » Je lui répondis que non, que je savais bien à quoi le mariage engageait une femme, que j'étais prête à accepter ce qu'il fallait pour perpétuer notre sang. Sur quoi il reprit : « C'est bien à cela que je pensais, Agrippine. Mais il y a une chose que je dois te dire. En me demandant si je voudrais bien devenir ton mari, Tibère a mis à notre mariage une condition, dont il m'a très honnêtement prévenu.

163. Franceschini 2001, p. 272-273

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Il ne veut pas que nous ayons d'enfants. Du moins aussi longtemps qu'il sera vivant. Tu devines ses raisons. La maison de Germanicus lui crée assez de souci telle qu'elle est à présent. Plus tard, lorsque le pouvoir appartiendra à un autre, alors, nous serons libres. Pour l'instant, toi et moi nous pouvons nous aimer, et je ne m'en priverai pas, je t'assure, tu es si belle ! Mais il ne faut pas que tu devienne mère.164

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams