b. Les victimes de Tibère
Les crimes de Tibère sont rapportés par les
Anciens. Plus que des modèles de cruautés, ce sont davantage des
attaques personnelles, menées contre des ennemis privés. Ainsi
rapporte-t-on une anecdote sordide sur son séjour à Capri : un
jour, un pêcheur l'aurait pris à parti durant une promenade, lui
offrant un poisson. Si le geste était une marque de respect, il
troublait le repos du prince et avait éveillé sa peur, lui qui
était devenu soupçonneux et paranoïaque. Tibère
l'aurait alors frappé au visage avec le poisson et, comme le
pêcheur se félicitait de ne pas lui avoir offert une langouste, il
réagit par un trait d'humour noir. Cynique, il demanda à ses
serviteurs de lui ramener ce crustacé afin de déchirer le visage
de sa victime avant de le jeter du haut des falaises158. Si cette
anecdote n'a aucune portée politique, elle symbolise parfaitement la
méchanceté d'un homme cruel au point de torturer un innocent qui
ne voulait que lui être aimable. Cette histoire est rapportée dans
Poison et Volupté :
Il s'enferma dans un mutisme si morose que Nerva
n'osa pas lui adresser la parole. Le pêcheur attendait paisiblement la
suite de l'aventure, croyant recevoir le salaire de son bon mot. Quand le
soldat lui présenta le crustacé gesticulant, l'empereur le saisit
avec adresse et, s'approchant de l'homme.
- J'ai prié Neptune et il te fait don de
cette langouste. Elle te trouve si séduisant qu'elle souhaite te prouver
son
amour par un baiser !
Il déchira le visage du malheureux qui
hurlait de douleur, puis jeta eu-delà de la falaise l'instrument de
supplice
improvisé.
- Voilà comment il convient
d'éloigner les importuns, Cocceius, conclut-il en reprenant sa
marche.159
Cette cruauté n'est pas toujours gratuite. Il est
un homme qui fut condamné sous son règne, un modèle pour
présenter le ressentiment de Tibère à l'ouvrage : cet
homme, c'est Asinus Gallus. Issu du milieu sénatorial, il avait commis
une faute impardonnable aux yeux du prince : il était l'époux de
Vipsania, la femme dont il avait du divorcer sur ordre d'Auguste. Tibère
attendit bien des années pour le perdre et finit par y arriver au moyen
de délations. La condamnation fut sévère : il l'invita
à dîner, sans faire part du sort qu'il lui réservait, le
fit arrêter alors qu'il rentrait chez lui et le laissa
Infamous, execrable hag, harpy, cancer. Shame of my
name, execrable incestuous... »
158. Suétone, Tibère,
LX.
159. Franceschini 2001, p. 259-260
67
emprisonné jusqu'à la mort par privation de
nourriture. Cette vengeance amoureuse fut maintes fois décrite. Nous
citerons notamment le propos romancé de Pierre Grimal dans ses
Mémoires d'Agrippine, celui d'un homme blessé qui
condamne en apparence une liaison honteuse avec Agrippine l'Aînée,
en réalité celle avec la femme qu'il aimait :
Il prétendit qu'elle avait eu pour amant
Asinius Gallus, que Tibère maintenant emprisonné depuis trois
ans, sous des prétextes divers, en réalité parce qu'il
ne lui pardonnait pas d'avoir épousé Vipsania, qu'il avait
lui-même répudiée lorsque Auguste l'avait contraint
à prendre Julia pour femme. Tibère éprouvait pour Vipsania
un amour profond. Toute sa vie il souffrit de savoir qu'elle appartenait
à un autre. Telle était la vraie raison pour laquelle il infligea
cette interminable mort à Gallus.160
Gregorio Maranon, dans son oeuvre sur le ressentiment
de Tibère, présente également cette image de dépit
amoureux. Ici, le calvaire de Gallus est explicité, pour en montrer
toute l'horreur, de même
qu'est « justifiée » cette conduite
odieuse : Gallus fut emprisonné dans des conditions d'extrême
sévérité. Il n'y avait personne pour l'attendre à
sa cellule. Il ne vit personne d'autre qu'un esclave qui le poussait à
manger pour éviter qu'il ne se suicide par la faim, et sa nourriture
était choisie pour l'empêcher de mourir sans pour autant lui
donner de plaisir. Il fallut trois ans pour que Tibère, selon Dion,
accorda la pitié à sa victime en lui autorisant de mourir. La vie
a voulu que même l'amour de Tibère pour Vipsania, le plus pur des
sentiments que l'âme peut contenir, a été converti en la
source d'un implacable ressentiment. A ce moment, cela faisait treize ans que
sa bien-aimée Vipsania était morte ; mais sa mémoire
subsistait et, avec cette mémoire, sa rancune envers l'homme qui l'avait
privé de son unique chance d'amour.161
Néanmoins, tous ne s'accordent pas dans les
intérêts de Tibère en cette condamnation : elle
n'était pas l'oeuvre d'un prince jaloux. Pour Ernest Kornemann, non
seulement la punition était uniquement due au motif de haute trahison,
mais le prince en aurait été attristé et aurait
montré des égards au mort en lui accordant des funérailles
conformes à son rang, une pratique peu courante - voire curieuse - dans
le cas d'un condamné. Peu d'auteurs s'intéressent au personnage
même. Pour certains, comme Charles Beulé, c'était un mufle
qui se vantait d'entretenir une liaison avec Vipsania alors même qu'elle
était mariée à Tibère. Pour Paul-Jean Franceschini,
c'est un homme sensé et courageux qui n'hésite pas à
condamner le prince en vis à vis, lui disant qu'il n'est
qu'un
« épouvantail que Séjan agite
à sa guise pour terrifier le peuple et le
Sénat162 ». Enfin, il fait une apparition furtive
dans la série Moi Claude, empereur en tant que victime de
Séjan, qui le fait battre jusqu'au sang par ses hommes pour l'obliger
à signer des aveux, afin de condamner légalement Drusus
III.
160. Grimal 1992, p. 128
161. Maranon 1956, p. 42
162. Franceschini 2001, p. 335
68
Enfin, la cruauté de Tibère
n'épargne pas même ses proches. Dans le film Imperium
Augustus, il punit Julie qui refuse de s'offrir à lui en la
giflant, avant de la violer. Dans la série Moi Claude,
empereur, c'est Agrippine l'Aînée qui est victime de sa
cruauté : après l'avoir moquée, la destinant à un
exil sur une île minuscule dont elle pourrait être la reine, le
vieillard lubrique l'attouche. Comme elle lui crache au visage de
dégoût, il prend plaisir à fouetter son dos nu avec une
branche de vigne, sous le regard des soldats.
Avant de clore ce propos et de nous intéresser aux
pratiques légales de la cruauté marquant son règne, il
convient de montrer deux approches d'un même événement,
présenté comme un acte de cruauté : le mariage d'Agrippine
la Jeune. Celle-ci, tout juste nubile, est promise à Domitius, un homme
mûr connu pour sa violence. Dans Poison et Volupté, la
scène est odieuse : Tibère se félicite des
lubricités que la brute va assouvir sur sa jeune victime :
- Agrippine prétend épouser Gallus,
reprit l'empereur, sans se soucier de savoir si cet époux me
plaît. Eh bien moi, je vais donner à sa fille un époux
à mon goût. Ce sera Domitius Ahenobarbus.
Le préfet du prétoire eut peine
à cacher sa stupeur. Ce petit-fils d'Octavie, sorte d'Hercule roux,
grossier et querelleur, s'était montré bon général
en Germanie, mais il y avait défrayé la chronique en violant
douze captives à la suite. A Rome, il avait écrasé un
enfant sous les roues de son char et crevé l'oeil d'un chevalier qui lui
avait manqué de respect. - Eh bien, que penses-tu de mon idée,
Aelius ? Demanda Tibère en lissant la table de Cicéron d'une
main
allègre ?
- Agrippine sera folle de rage.
- Pourquoi donc ? Domitius Ahenobarbus a tout pour
lui plaire. C'est un aristocrate. Certes, il est un peu brutal, mais les femmes
ne détestent pas la manière forte. Dis-lui bien de traiter son
épouse avec tous les égards qui sont dus à la fille de la
noble Agrippine. Je vais dicter mes ordres à ce sujet. Surtout, ne
tolère aucun retard. Cette pauvre Agrippinilla brûle du
désir de perdre sa virginité.163
Dans une toute autre optique, Pierre Grimal
présente une union pensée comme inévitablement
malheureuse, comme aucun amour ne peut naître entre ces deux personnages
trop différents, mais ayant des visées politiques : Tibère
a choisi un personnage odieux pour porter atteinte à la dignité
de la famille de ses ennemis (sur ce propos, il se trompe : Domitius
témoigne d'affection pour sa nouvelle femme), mais il a avant tout
choisi un homme qui lui est fidèle pour que leur union reste
stérile tant que lui vivra et que ses descendants ne se mettent pas en
travers de ses ambitions :
Lorsque nous fûmes seuls, Domitius m'attira
près de lui et me dit doucement : « Tu es maintenant ma femme,
Agrippine. Tu es tellement jeune I Je pourrais presque être ton
père. As-tu peur de moi ? » Je lui répondis que non, que je
savais bien à quoi le mariage engageait une femme, que j'étais
prête à accepter ce qu'il fallait pour perpétuer notre
sang. Sur quoi il reprit : « C'est bien à cela que je pensais,
Agrippine. Mais il y a une chose que je dois te dire. En me demandant si je
voudrais bien devenir ton mari, Tibère a mis à notre mariage une
condition, dont il m'a très honnêtement
prévenu.
163. Franceschini 2001, p. 272-273
69
Il ne veut pas que nous ayons d'enfants. Du moins
aussi longtemps qu'il sera vivant. Tu devines ses raisons. La maison de
Germanicus lui crée assez de souci telle qu'elle est à
présent. Plus tard, lorsque le pouvoir appartiendra à un autre,
alors, nous serons libres. Pour l'instant, toi et moi nous pouvons nous aimer,
et je ne m'en priverai pas, je t'assure, tu es si belle ! Mais il ne faut pas
que tu devienne mère.164
|