II - La cruauté
a. Un caractère cruel
Mais la conduite de Postumus Agrippa n'excuse en rien la
prétendue cruauté du règne de Tibère. Peu avant sa
mort, Auguste se serait écrié :« malheur au peuple
romain, qui va devenir la proie
145. Maranon 1956, p. 44-45
146. Ibid., p. 76-77
147. Massie 1998, p. 257
148. Beulé 1868, p. 122
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d'aussi lentes mâchoires149
». C'est en les renfermant sur Rome, à commencer par la haute
société, que Tibère devient le mauvais empereur violent si
décrié par la postérité. Ce prince fut «
semblable à un oiseau de proie150», cherchant
à éliminer tout ce qui se dressait contre lui, par des ambitions
contraires ou des propos injurieux. Délation, condamnations,
jalousies,... rien ne peut s'opposer à lui.
Le personnage de Tibère, du moins en dehors des
ouvrages de réhabilitation, est un modèle de cruauté.
Caricature des vices du tyran, chaque empereur représente un tort moral
: Caligula est le fou criminel, Claude le maladroit ridicule, Néron
l'artiste infantile, quant à Tibère, il est l'image même de
la violence aveugle. Dans le drame de Francis Adams, en 1894, alors même
que l'auteur est compatissant à l'égard du second prince de Rome,
le personnage de Chaerea dénonce les vices de son prince. Si on sait que
l'accusateur est indigne de toute sympathie, de par les répliques
d'autres personnages (il est un tueur mandaté par la famille
impériale pour éliminer ceux qui se dressent contre leurs
intérêts), le lecteur doit prendre pour argent comptant les propos
de l'orateur :
Il aimait sa femme Vipsania, si cela importe. Mais
il en a divorcé et, par jalousie et surtout par
méchanceté, il a détruit le mari qu'elle avait pris.
Pour confirmer sa répulsion, la laissant mourir désolée.
Ensuite sa seconde femme dont il devait être le gardien des fils, les
héritiers d'Auguste, qu'en a-t-il fait ? Son misérable exil est
une réponse ! Ensuite, ces garçons, Gaius et Lucius, comment
sont-ils morts ? N'étaient-ils pas des marches pour qu'il atteigne le
sommet ? Auguste, se reposant sur le fils de Tibère, le dissolu
Drusus, choisit Germanicus, le fils aîné de Drusus. Et qu'arriva
t- il ? Bien qu'il ait sauvé l'empire et
servi comme aucun homme ne l'avait fait, le souffle d'un lourd
déshonneur l'enveloppa avec une telle influence pestilentielle qu'il
en mourut empoisonné en Syrie, et que Drusus prit sa place.
Sa mère, la mère de ce monstre, qui lui a tout donné,
il l'a utilisée et rejetée. Même son titre, Augusta,
laissé par le
testament de l'empereur, son fils lui a
contesté : et il l'a ensuite accusée d'avoir commandité le
meurtre de Germanicus avec Pison. Oui, il a disgracié sa mère,
Augusta, la main qui l'a façonné à partir de la boue dans
le moule de l'idole du monde. (...) Ô vertueux, philosophe, saint
stoïque ! Ô boucher des plus nobles, des plus braves, des meilleurs
de Rome
accumulant des centaines de douleurs et attirant les
maladies, haïssant la vie et gémissait pour mourir ! Ô
répugnante bête lubrique de Capri !151
La violence amuse Tibère, mais cette
cruauté admet des limites. Ainsi, Gregorio Maranon reprend à son
compte l'image de la gladiature, dont Drusus II était notoirement friand
pour montrer que
certains vices dégoûtent encore celui qu'on
veut condamner : Tibère s'amusait des plaisanteries et des aventures
de son fils. Pourtant, il le réprimandait souvent, parfois pour des
raisons futiles, tel son désamour pour les légumes de la table de
l'empereur, parfois pour de plus sérieuses raisons, comme sa
cruauté, qui le poussait à prendre un grand plaisir dans les
spectacles sanglants de la gladiature. Ici, je noterai que, parmi ses autres
grandes qualités, Tibère était unique parmi les empereurs
romains. Les spectacles de gladiateurs le dégoûtaient, et en de
nombreuses
149. Suétone, Tibère,
XXI.
150. Dezobry 1847, p. 272
151. Adams 1894, p. 140-144
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occasions il voulut réduire leur nombre.
Cela, pas la peine de le dire, nuisait à sa popularité - mais
cette fois pour son crédit152.
Dans ses vieux jours, Tibère serait devenu
incapable de porter la responsabilité de ses crimes. Il n'aspire plus
qu'au repos et ne peut supporter la culpabilité qui le hante. Ainsi le
dépeint Lucien Arnault dans Le dernier jour de Tibère,
une tragédie où le prince est incapable de trouver le repos,
entouré de lâches :
Venez vous asseoir près de moi. Je
souffre... Vous savez quel invincible effroi Dans mes
sévérités me reprochant des crimes , Des enfers sous
mes pas entr'ouvre les abîmes. Le mal réel n'est rien , mais
tant d'émotions , Que produisent en moi d'horribles visions , De
mes vils détracteurs adoptant les mensonges, Torturent mon
réveil, épouvantent mes songes : Pison , Gernanicus , l'un sur
l'autre appuyés , M'apparaissent sanglans et
réconciliés; Posthumus , Séjan même , et leur
suite fatale, M'appellent à grands cris sur la rive
infernale Enfin, dès qu'il fait nuit, seul avec ma douleur, Je ne
suis plus César, je suis homme... j'ai peur !153
Même motif chez Jean de Strada dans La mort
des dieux. L'infâme ennemi de Dieu est transi par la peur en sentant
la vie s'échapper et la damnation inéluctable :
J'ai tout tué, tout : bru, neveux, et
petits-fils, Ceux qui, petit enfant m'avaient aimé jadis ; Sur les
cadavres chauds, tombez, froides victimes. - O le rouge horizon ! C'est
l'océan des crimes. - Partout le sang brûlant me barre le
chemin. - Toute ma race morte, et morte de ma main ! Nerva, Germanicus,
Drusus, noble Agrippine, Dans le hâle du sang mon remords vous
devine. Aïeux et descendants, vous êtes là,
debout, Votre sang dans mes yeux et dans ma tête bout. Je ne vous
connais pas. - Mais quel est donc leur nombre ? Les visages affreux, ils
vont, ils vont dans l'ombre ! - Ai-je donc tant tué ? - J'ai
tué ! J'ai tué ! -
152. Maranon 1956, p. 117
153. Arnault 1828, p. 30
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Eh bien, oui, j'ai tué ! - Qu'importe ? J'ai
tué ! 154
Mais à l'image d'un Tibère empli de
cruauté, les auteurs mettent parfois en lien celle d'Auguste dont la
postérité a atténué les crimes, pourtant tout
autant ignobles. Ainsi, Roger Caratini évoque les « autels macabres
» élevés par Octave autour de Pérouse, où se
terrent les partisans de Brutus et Cassius, sur lesquels il sacrifie les
captifs à son père adoptif155. Chez Charles Dezobry,
c'est l'historien Timagène qui s'insurge contre les hommages
élogieux prononcés à la mort d'Auguste,
dénués de toute vérité et niant une sombre
réalité :
Oh ! Que vous avez raison de vanter sa
clémence, quand il eut teint de sang romain la mer d'Actium, quand il
eut égorgé tous ses ennemis ! Je n'appelle pas clémence
une cruauté assouvie. (...) Qui ne se souvient des atroces vengeances
qui suivirent la victoire d'Actium ? Un des vaincus demandant qu'au moins on
assurât sa sépulture : Les corbeaux y pourvoiront, répond
le farouche vainqueur. Enfin, prêtant sa passion de vengeance à
un homme qui fut au moins clément, il fit apporter à Rome la
tête de l'infortuné Brutus, et en souilla la pied de la statue
de César ! Attribuez-vous ces atrocités à l'emportement
qui accompagne et suit quelquefois le combat ? Voyez-le dans un moment de
calme, à sa salutation même, faire saisir le préteur Q.
Gallius sur le simple soupçon qu'il portait une épée
cachée sous sa toge, le jeter à la torture parce qu'au lieu
d'épée on ne trouva sur lui que des tablettes doubles. Les
tourments n'arrachant point au malheureux l'aveu de projets criminels qu'il
n'avait point médités, Octave, furieux, lui creva les yeux de
sa propre main, puis le fit massacrer par ses centurions et
soldats.156
Dans cette même volonté de discuter des
valeurs d'Auguste, Francis Adams présente un père odieux
s'adressant à sa fille exilée, qui n'a plus raison d'exister
à ses yeux et n'est plus digne que d'insultes :
Elle me provoque, donc ? Tu es
l'exécrable honte de ma gloire et de ma lignée ! Un cancer
pire que deux cancers. Dehors, dehors ! Sache que, sache que : Tes
rejetons doivent mourir, ces deux crapauds incestueux, Ta Julie, ton
Postumus. N'ouvre pas ta bouche ! Vas-tu partir ? Infâme,
exécrable sorcière, harpie, cancer Honte à mon nom,
exécrable incestueuse...157
154. Strada 1866, p. 254
155. Caratini 2002, p. 17
156. Dezobry 1847, p. 238-239
157. Adams 1894, p. 126-127 :
« She dares me, then ?
Thou execrable shame of my fame and line ! Cancer
that didst eject two cancers fouler. Even than thyself, out, out ! Know this,
know this : Thy spawn shall die, those two incestuous toads, Thy Julia and
Postumus. Open not thy mouth ! Wilt thou begone ?
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Si Tibère fut cruel, il n'a rien à envier
à son prédécesseur, si ce n'est la capacité
à se faire pardonner. Auguste avait pu être aimé par son
peuple et faire oublier ses torts. Tibère en fut incapable.
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