c. La condamnation morale de Postumus
Tibère n'était donc pas le seul à
profiter de la mort de son rival : il était même parmi ceux qui
avaient le plus à perdre. Mais, au delà de réfuter ou de
justifier des accusations, l'historien moderne fait parfois appel à un
élément, servant d'indice dans « l'affaire Postumus » :
la psychologie du
138. Caratini 2002, p. 130
139. Massie 1998, p. 168
140. Zeller 1863, p. 39
141. Beesly 1878, p. 123-124
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défunt. Car le jeune homme était, ou du
moins a pu être parfois présenté comme un personnage
moralement condamnable.
Il est reproché à Postumus d'avoir eu un
caractère détestable. Violent, mentalement instable, il fut vite
jugé inapte à toute responsabilité politique, au
même titre que Claude. Mais là où le futur empereur de Rome
passait pour un demeuré incapable de la moindre violence, Postumus
était perçu comme une brute épaisse. Barbara Levick, par
l'intermédiaire de Velleius, note les premiers signes de troubles moraux
apparentés à la schizophrénie en l'an 5, justifiés
par une volonté de promotion rapide142.
Pour Lidia Storoni-Mazzolani, Postumus était
stupide et cruel, un caractère forgé par les humiliations subies
lorsque sa mère fut exilée sur accusation de
débauches143. Auguste n'aurait pas toléré de
voir sa famille à nouveau humiliée après les affaires
licencieuses concernant sa fille et sa petite-fille. Il fait alors exiler
l'indésirable petit-fils dans l'île de Pianosa et lui retire toute
légitimité à la succession. Barbara Levick note qu'aux
yeux de la loi, l'exil d'Agrippa valait autant que la mort. Il se trouvait dans
une situation plus inconfortable que celle des déshérités
romains, sa situation étant des plus dégradantes : ancien
héritier présomptif de l'empereur, il n'avait plus de raison
légale d'exister, et n'était plus qu'un malade mental prisonnier
d'une île lointaine144.
Nous en revenons à The Caesars. Auguste
rend secrètement visite à Agrippa Postumus. Vieillard
mélancolique, il ne peut supporter de condamner son unique petit-fils.
Pourtant, il s'en justifie : sa famille n'est pas aussi noble que celle des
patriciens, et elle se doit d'être irréprochable. Il pense pouvoir
pardonner à Postumus et veut l'autoriser à revenir à Rome.
Mais il ne compte pas sur l'arrogance du jeune homme : pour lui, le principat
nécessite d'être robuste, et la mort de ses frères
n'était que la preuve de leur faiblesse. Il ne plaint pas les
défunts, il les méprise. De même, s'il veut afficher des
valeurs dignes - il veut revenir à Rome, épouser une fille
respectable et qu'Auguste soit fier de lui - il ne peut longtemps
réprimer sa nature impulsive, déclarant que sa première
réforme en tant que prince serait de punir ses gardiens, sur motif
d'irrespect envers leur supérieur. Auguste renonce alors au pardon et le
fait condamner sur son lit de mort. Postumus meurt dans la honte, tentant de
fuir le bourreau qui cherche à le poignarder en se réclamant
petit-fils d'Auguste, alors même qu'il a accueilli la nouvelle de son
décès sans éprouver d'émotions.
142. Levick 1999, p. 39
143. Storoni Mazzolani 1986, p. 144
144. Levick 1999, p. 40
62
Gregorio Maranon évoque
l'hérédité pour expliquer la perversion d'Agrippa : il ne
pouvait en être autrement pour le membre d'une famille dissolue et «
épileptique » : Julie et sa fille étaient des nymphomanes,
Caius un schizophrène, Agrippine une furieuse et Agrippa Postumus un
attardé. Le sang plébéien d'Agrippa n'aura suffi à
diluer ce sang impur145. Il confirme ce propos par un
autre
constat, celui du mépris général
pour Caius, mal-aimé même par les flatteurs : A propos de
Caius, nous savons quelque chose. Nous savons qu'il était
dégénéré. Même le mielleux Velleius, qui
l'accompagnait durant la dernière expédition à l'est et
qui, par la plus petite des provocations, compare tous les
généraux et princes aux dieux eux mêmes, parle de lui sans
grand enthousiasme. Avec toute l'adresse d'un chroniqueur de cour, il nous
rapporte que « ses vices étaient encouragés par ses
courtiers », et que « sa conduite était si changeante qu'il
pourrait avoir matière à flatter ou à blâmer. »
Dans la bouche d'un si grand adulateur, ce jugement ambigu est
l'équivalent de la plus sévère des
condamnations.146
Il est vrai qu'au contraire d'autres personnages de
l'Antiquité morts dans la fleur de l'âge, tel Germanicus, les fils
de Julie n'attirent pas la compassion. Dans les Mémoires de
Tibère, Caius est un affreux garçon, violent et arrogant.
Dès l'enfance, il tente d'étrangler le fils de Julie et
Tibère avec un lacet pour ne pas avoir de rival dans la descendance
directe de César. Prêt à tout pardonner à son
petit-fils chéri, Auguste s'en amuse, flattant le caractère
déjà affirmé du « gaillard qui ne s'en laissera
imposer par personne »147. Auguste même semble
ennuyé par les prétentions de ces jeunes hommes, en les faisant
entrer au sénat non sans « ressentiment contre ses petits-fils,
qui déchiraient ainsi tous ses voiles, montraient le néant de ses
fictions politiques,, jetaient un ridicule inévitable sur son
système artificieux, et portaient atteinte à la toute-puissance
de leur aïeul.148» Plus que le constat d'une
antipathie, l'interprétation de la personnalité de Postumus
influe la réhabilitation de Tibère : en condamnant la morale du
jeune homme, on légitime sa mort. Que Tibère soit coupable ou
non, ce meurtre était profitable au principat, le débarrassant
d'un prétendant nuisible.
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