b. L'affaire Postumus
Pour illustrer ce conflit, l'affaire Agrippa Postumus
semble la plus adéquate. Celui-ci, petit-fils d'Auguste (il est le fils
posthume - d'où son nom - de Marcus Agrippa et de Julie, fille du
prince), fut déshérité par son grand-père et mourut
dans des circonstances étranges quelques jours après la mort de
l'empereur. Les auteurs de l'Antiquité ne se rejoignent pas sur cet
événement :
- Pour Tacite, la responsabilité de
Tibère ne fait aucun doute : Le coup d'essai du nouveau règne
fut le meurtre de Postumus Agrippa : un centurion déterminé le
surprit sans armes et cependant ne le tua qu'avec peine. Tibère ne parla
point au sénat de cet événement. Il feignait qu'un ordre
de son père avait enjoint au tribun qui veillait sur le jeune homme de
lui donner la mort, aussitôt que lui-même aurait fini sa
destinée ? Il est vrai qu'Auguste, après s'être plaint avec
aigreur du caractère de Postumus, avait fait confirmer son exil par un
sénatus-consulte. Mais sa rigueur n'alla jamais jusqu'à tuer
aucun des siens ; et il n'est pas croyable qu'il ait immolé son
petit-fils à la sécurité du fils de sa femme. Il est plus
vraisemblable que Tibère et Livie, l'un par crainte, l'autre par haine
de marâtre, se hâtèrent d'abattre une tête suspecte et
odieuse. Quand le centurion, suivant l'usage militaire, vint annoncer que les
ordres de César étaient exécutés, celui-ci
répondit qu'il n'avait point donné d'ordres, et qu'on aurait
à rendre compte au sénat de ce qui s'était
fait.132
130. Maranon 1956, p. 64 : « La mère de
Tibère, Livie, unie par le mariage à Auguste, préserva
toute sa vie une rancune familiale envers le clan d'Auguste, qui avait
persécuté les Claudiens jusqu'à ce qu'elle
l'épouse. Comme les femelles de certains insectes, elle conquit Auguste
et devint son épouse pour en tirer le meilleur profit. Peut être,
en raison de sa froideur de comportement, elle respectait Auguste en tant
qu'homme ; un tel respect est compatible avec la haine familiale. Mais il est
évident que toute sa vie fut un gigantesque effort de sa volonté
de femme pour accomplir la destinée de sa famille, les Claudiens, de les
amener sur le chariot du pouvoir impérial. »
131. Bowman 1996, p. 214
132. Tacite, Livre 1, VI.
58
- Velleius ne porte aucune accusation et rejette la
responsabilité sur la victime elle-même, qui
méritait une mort aussi indigne que
l'était sa conduite : Vers cette date, Agrippa qui avait
été adopté par son aïeul le même jour que
Tibère et qui depuis deux ans se montrait tel qu'il était, se
perdit par l'extraordinaire dépravation de son âme et de son
caractère. Il s'aliéna l'esprit de son père qui
était en même temps son aïeul et, ses vices grandissant de
jour en jour, il périt bientôt d'une mort digne de sa
folie.133
- Suétone propose trois hypothèses :
Tibère ne divulgua la mort d'Auguste qu'après le meurtre du
jeune Agrippa. Ce fut le tribun militaire préposé à sa
garde qui le fit périr, lorsqu'il eut pris connaissance d'une
pièce officielle lui en donnant l'ordre ; cette pièce, on ignore
si c'est Auguste qui l'avait rédigée avant de mourir, pour
supprimer ce qui pouvait causer des troubles après lui, ou si c'est
Livie qui l'avait dictée au nom d'Auguste, de l'aveu ou à l'insu
de Tibère.134
Sur ce dernier témoignage, les lecteurs seront
amenés à considérer que Suétone prenait parti,
feignant maladroitement la neutralité : si Tibère a attendu la
mort d'Agrippa pour annoncer celle d'Auguste, il ne devait pas ignorer ce qui
allait se passer, qu'il en soit l'instigateur ou le complice.
Certains auteurs croient en la responsabilité
directe de Tibère. C'est notamment le cas de Gregorio Maranon, qui
présente un Claudien plein de ressentiment, prenant sa revanche
personnelle sur la famille rivale qui lui avait fait subir maintes
humiliations135. C'est également le postulat de Simon-Joseph
Pellegrin, dans sa tragédie Tibère en 1729. Agrippa
Postumus est le personnage principal de cette pièce, qui narre ses
derniers jours alors qu'il vient de rentrer à Rome pour rendre hommage
à son grand-père sur son lit de mort. Il est fiancé
à Émilie, descendante de Pompée le Grand, attachée
aux valeurs républicaines et malaisée à l'idée de
devenir impératrice, une situation s'opposant aux valeurs de sa famille.
Par amour, Agrippa est prêt à renoncer à ses droits et
à restaurer la République d'antan. Tibère est un monstre
de dissimulation, affectant de l'amour pour Émilie et de la
fidélité pour Agrippa, trompant même sa mère, alors
qu'il complote pour devenir empereur. Calculateur, il déjoue un complot
contre la vie de Postumus, fomenté par Livie, afin de gagner les faveurs
du jeune homme et ne pas être accusé de la mort qu'il lui
réserve. Confiant envers Tibère, Agrippa lui propose même
de devenir son collègue durant la période de transition
nécessaire à la restauration de la République
:
AGRIPPA Ainsi j'aurois, Tibère, un
reproche à me faire, Si mon coeur plus long-tems s'obstinoit à
se taire. Scachez donc mon secret, et comptez sur ma foy ; Vous
êtes en ces lieux aussi maître que moy. TIBERE
133. Velleius, II, CXII.
134. Suétone, Tibère,
XXII.
135. Maranon 1956, p. 94
59
Quoy, Seigneur, avec moy vous partagez l'Empire ?
AGRIPPA
Non ; pour la liberté Rome entière
soupire.
Unissez-vous à moy, pour briser ses liens
;
Et qu'elle ait deux Césars pour premiers
Citoyens136.
Tibère, dans sa lâcheté, feint de se
joindre à ses voeux et le fait assassiner secrètement par son
serviteur Martian, qu'il compte éliminer à son tour pour motif de
trahison. Émilie comprend combien le nouveau prince est horrible, tandis
que Livie, atterrée, s'aperçoit que sa propre ambition a
engendré un monstre en son fils.
Néanmoins, il est possible que Tibère ait
souffert - du moins, politiquement - de ce meurtre. C'est l'hypothèse de
John Tarver qui perçoit en cet acte l'image d'un dégoût
institutionnel du nouveau prince : comment Tibère pourrait admettre
être le dirigeant de ce régime où un jeune homme
dénué de pouvoir doit être mis à mort pour la raison
d'État ? De plus, la responsabilité du crime remontant
naturellement à lui, qu'elle soit véridique ou fictive, le dote
d'une image de tyran avant même d'avoir prononcé la moindre
décision politique137.
Dans la série Moi Claude, empereur, c'est
Livie qui a condamné Postumus, substituant le véritable testament
d'Auguste par un factice ordonnant la mise à mort du jeune homme, tandis
qu'elle même précipitait cet acte en empoisonnant son mari avec
les figues de son jardin. Cette même série fait de l'exil de
Postumus le premier crime de Livilla (Claudienne par le sang), qui
séduit le petit-fils du prince pour ensuite crier au viol et susciter
l'indignation d'Auguste, ce sur ordre de Livie. C'est un complot pour nuire
à la famille des Juliens.
L'hypothèse d'un assassinat ordonné par
Auguste a longtemps semblé inadmissible : comment le vieil homme aurait
pu se résoudre à éliminer son propre petit-fils, lui qui
avait été autant peiné lorsque les Princes de la Jeunesse
lui avaient été enlevés ? Pourtant, cette hypothèse
n'est pas écartée, et sert souvent à réhabiliter
Tibère puisqu'elle lui enlève toute responsabilité dans
cet acte.
Ainsi Roger Caratini se défend, présentant
le meurtre de cet « athlète joufflu et simple d'esprit » :
Ce genre de réflexion peut sembler tortueux, mais, un an avant de
mourir, Auguste avait raisonné de la même façon : il avait
confié au chevalier Sallustius Crispus, le riche conseiller qui avait
remplacé auprès de lui Mécène, un ordre
écrit qu'il devait adresser, dès sa mort, au tribun responsable
de la garde de Postumus, à Pianosa, afin qu'il le fasse
136. Pellegrin 1727, p. 63-64
137. Tarver 1902, p. 258
60
disparaître discrètement, en le noyant,
par exemple, pour que la mort du jeune homme semble
accidentelle.138
Même constat chez Allan Massie, celui d'un prince
insoupçonnable dans une période de deuil :
Auguste fut proclamé dieu. Qu'aurait-on
dit si l'on avait su que son dernier acte ou presque avait consisté
à donner des ordres pour que son seul petit-fils survivant, Agrippa
Postumus, cesse... de survivre ? Rien, je suppose. Personne n'aurait
osé.139
Dans la série The Caesars, les
motivations d'Auguste sont explicitées : il veut priver Tibère de
la rivalité d'un jeune homme arrogant et violent. Pour ne pas ternir
l'image que lui réserve la postérité, il remet l'ordre de
condamnation à son fidèle Crispus, lui faisant jurer de ne rien
révéler de ce message. Fidèle à la fonction de
prince, et non à l'homme en lui-même, celui-ci propose à
Tibère de lui dévoiler le contenu du message, mais le successeur
d'Auguste refuse de connaître ces ordres : ce serait trahir son
prédécesseur. Crispus part rejoindre l'île où se
trouve Agrippa et exécute la missive, gardant à jamais ce
secret.
Jules-Sylvain Zeller fait l'analogie entre cet
événement et les pratiques ottomanes, suivant ce
même
exemple de fratricide légitimité pour la
raison de l'État : L'ordre vint-il d'Auguste ou bien de
Tibère ? Tibère prétendit l'avoir trouvé dans les
dernières volontés d'Auguste. Cela est resté, comme le
voulait le sénateur Salluste, un secret du palais. Ces crimes naissent
dans les monarchies où il n'y a pas de loi fixe
d'hérédité qui repose soit sur un respect
séculaire, soit sur le consentement des peuples. Mahomet II, fondateur
du despotisme ottoman, érigea le fratricide en loi de l'État,
sous prétexte de l'intérêt de tous. Les premiers empereurs
romains devinèrent cette loi mahométane. Les tribuns des
légions remplirent plus d'une fois à Rome le rôle des muets
de Constantinople.140
Notons également un constat original, celui
proposé par Charles Beesly, qui souligne le danger que
représentait Postumus pour la légitimité de Germanicus.
Ainsi, ce seraient les membres les plus
vertueux de la famille, aux yeux de la
postérité, qui profiteraient le plus de ce meurtre : Il est
intéressant de remarquer que sa soeur Agrippine ne fit pas preuve de
ressentiment ou de regret à la suite de la suppression de celui qui
n'était pas moins qu'un formidable rival pour Germanicus, plus que pour
Tibère.141
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