CHAPITRE 3 -
TIBERE, SYMBOLE DU MAL
La nouvelle de la mort de Tibère traversa
les quelques 200 kilomètres jusqu'à Rome
très rapidement. Elle rencontra diverses réactions dans la
ville. L'affranchi d'Hérode Agrippa, Marsyas, annonça la
nouvelle à son maître avec des mots fleuris : « le lion est
mort », mais le geôlier d'Agrippa refusa de croire à cette
histoire, et sa réaction ne fut pas atypique. Les
romains, généralement, ne voulaient pas croire à la
vérité qu'ils entendaient, craignant une malice pour tester
leur loyauté, et des rumeurs conflictuelles se diffusaient comme quoi
Tibère était en vie et viendrait bientôt en personne.
Alors que la vérité prenait le dessus sur
l'anxiété, la jubilation est née. Le peuple faisait
vent de ses vieux ressentiments, priant que l'esprit de Tibère serait
damné pour l'éternité. Ses restes furent aussi le sujet
de vives discussions. Certains voulaient les jeter des marches des
Gémonies (le destin des criminels), ou les jeter dans la rivière
- « Tiberius in Tiberim ! » était le slogan populaire - ou
même les amener à l'amphithéâtre d'Atella
(près de Misène) pour en faire une
semi-crémation
[ Anthony BARRETT - Caligula, the corruption of power
]
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A. L'empereur criminel
La première image de Tibère à
être passée à la postérité est celle d'un
homme violent. Ce qui a semblé être, durant des siècles,
une certitude est remis en question par les Modernes, cherchant à
nuancer le propos. Il nous faut alors revenir point par point sur les
accusations portées contre Tibère et sur la manière de les
réfuter.
I - Le conflit familial
a. Juliens contre Claudiens
La vie de Tibère fut marquée par un
conflit, non militaire mais familial. Il divisait la famille impériale
en deux « clans » rivaux : les Juliens, descendants directs
d'Auguste, et les Claudiens, descendants de Livie. Cet antagonisme aura
perduré pendant tout un siècle et ne s'achève qu'à
la mort de Néron, le dernier des empereurs
julio-claudiens127. Et durant toutes ces années, la dynastie
aura été décimée, et chaque mort fit l'occasion de
nouvelles accusations envers la branche rivale. Le règne de
Tibère s'en retrouve décrié : c'est celui d'un Claudien
éliminant les représentants des Juliens pour son propre
profit.
Les premières années de ce conflit sont
marquées par une primauté des Juliens. Quand Auguste tombe malade
et décide de nommer un successeur, on note la première occurrence
de cette rivalité : son neveu Marcellus est le représentant des
Juliens, son beau-fils Tibère est l'aîné de la branche
claudienne. Agrippa, par son mariage, succède à Marcellus dans ce
rôle de successeur et transmet sa position à ses fils
aînés, Caius et Lucius : au contraire de leur père, ils
partagent le sang des Juliens. Tibère est alors relégué au
second rang, comme le présente Roger Caratini, humilié par les
récits qui lui parviennent à Rhodes, ceux d'une adulation de
Caius par les Nîmois, ses statues remplaçant celles de son propre
père, patron de la cité. Les Claudiens, autrefois illustre, sont
réduits au silence :
Des bruits semblables lui reviennent aux oreilles
chaque semaine, chaque jour même, et son corps de géant se
voûte pour pleurer : lui, le vainqueur des terribles Germains, être
ainsi humilié par ce Caius, qu'il a tenu sur ses genoux
et
127. Une digression à ce propos : des
empereurs de cette dynastie, Tibère est le seul à avoir une
descendance directe en vie à la mort de Néron. La dernière
référence généalogique remonte à l'an 131,
sous le règne d'Hadrien, année où Sergius Pontianus est
nommé consul. Celui-ci était l'arrière-petit fils de
Julie, la fille de Drusus II.
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auquel il a enseigné à lire est pour
lui chose insupportable. Les Juliens lui ont tout pris constate-t-il : ses deux
grands-pères, qui ont été tués à Philippes,
sa mère, qu'Auguste a mise dans son lit, son père dont Caius a
effacé le souvenir, son frère, Drusus I, qui est mort en
combattant pour Auguste, et il se dit que, bientôt, ce sera
peut-être son tour à lui que d'être immolé sur
l'autel fumant et sanglant de la gens Julia, lui qui, depuis l'an 1 av. J.-C.,
n'est plus protégé par la puissance tribunitienne qui lui avait
été attribuée en 6 av. J.-C. Et que menacent maintenant
les trois fils de Julie : Caius, Lucius et Agrippa
Postumus.128
Les Claudiens peuvent prendre l'ascendant à la
mort de Caius, au moment où Auguste décide d'élever
Tibère à la dignité de successeur. Cette promotion suscite
une polémique : en devenant le fils adoptif d'Auguste, il n'est alors
plus la « tête » des Claudiens mais l'héritier des
Juliens. De plus, cette nouvelle hérédité s'accompagne
d'une seconde adoption : celle de Germanicus par Tibère. Certes,
celui-ci n'est pas un Julien par le sang (son père est le frère
de Tibère, soit un Claudien, et sa mère est la fille d'Antoine),
mais il est l'époux d'Agrippine et ses enfants sont les descendants
directs d'Auguste. En devenant le fils de Tibère, il supplante Drusus II
dans son rôle d'aîné et permet à Auguste d'assurer
une hérédité de sang à la quatrième
génération, faute d'un fils naturel. Toutefois, la situation a
évolué, et les Claudiens peuvent se faire entendre.
Charles Beulé, disant s'inspirer des Histoires
Naturelles de Pline l'Ancien, propose une vision originale, à
portée humoristique mais néanmoins véritable :
Tibère est comparé à un coucou, poussant du nid des
Juliens les oisillons - ici les Princes de la Jeunesse - pour s'affirmer
comme
l'héritier unique d'Auguste : Or,
l'histoire naturelle nous apprend que la femelle d'un certain oiseau va ,
chaque printemps, pondre un oeuf, pas plus d'un, dans le nid d'un oiseau d'une
plus petite espèce. Ce récit a fait l'étonnement et le
bonheur de notre jeunesse : c'est une de nos premières
révélations scientifiques. Mais on ne pense jamais au père
de cette couvée ainsi augmentée, lorsque après quelques
semaines il s'est épuisé pour nourrir l'étranger qu'il a
fait éclore. L'intrus grossit vite, au milieu de ses frères
beaucoup plus chétifs, et , comme le nid est étroit , il pousse
à droite, un petit tombe; il pousse à gauche, un autre petit
tombe encore, si bien que la couvée est morte de froid et de faim au
pied de l'arbre, tandis que le fils unique prospère, remplit tout,
absorbe tout. Mais quand les plumes lui sont poussées, quelle est
l'impression du père adoptif qui n'a plus en face de lui que cet
énorme monstre qui n'a rien de sa race , qu'il n'a point choisi, qu'il a
subi, qui a éliminé tous les siens, et qui bientôt lui fait
horreur! Tels durent être les sentiments d'Auguste quand il se trouva en
présence de ce fils de Tibérius Néro qui ne lui
était rien, qui lui avait inspiré l'aversion la plus
déclarée dès son enfance, qui lui répugnait par son
esprit autant que par son aspect peu gracieux, qu'il avait
relégué aux frontières ou dans une île lointaine
pendant presque toute sa vie, mais qui restait seul auprès de lui, qui
remplaçait toute sa famille, qu'il était forcé d'adopter,
de ménager, de caresser par nécessité, au milieu de la
disette d'hommes d'État, de généraux, d'administrateurs,
c'est-à-dire du vide inévitable que le pouvoir absolu crée
autour de lui.129
128. Caratini 2002, p. 101
129. Beulé 1868, p. 172-174
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Tibère est accusé d'être le
bourreau des Juliens, du moins d'être complices de ces
persécutions. Les descendants d'Auguste disparaissent les uns
après les autres, empoisonnés, disgraciés,
poignardés,... à son profit. De Marcellus, mort de maladie
à l'âge de dix-neuf ans, à Drusus III, affamé dans
sa prison à vingt-six ans, tous ceux qui se mettent en travers des
ambitions de Tibère sont éliminés. Livie est souvent
accusée de ces crimes, de par sa réputation d'ambitieuse -
Gregorio Maranon en fait une mante religieuse130 - des
prétentions servies dès son mariage avec le jeune homme populaire
qui allait devenir le premier citoyen de Rome. Mais certaines études,
telle celle illustrée par le dixième tome de The Cambridge
Ancient History, remettent en cause ces accusations, Livie ayant, dans ses
vieux jours, montré plus de sympathie en la descendance de Germanicus
(soit la branche
Julienne) qu'en celle de son petit-fils Drusus II, qui
représentait alors l'héritage des Claudiens : La question de
la succession avait été une grande source de conflit entre la
mère et le fils ; Tibère Gemellus était
l'arrière-petit-fils de Livie, mais les trois fils d'Agrippine (par
Drusus) l'étaient aussi, et Auguste avait clairement indiqué dans
son testament que la succession devait passer par eux. Aussi longtemps que
Livie vivait, elle pouvait les protéger du déplaisir de
Tibère.131
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