C. Annonce de notre étude
Nous nous trouvons en présence d'un personnage
mystérieux, dont la vie semble être une succession
d'événements paradoxaux. A la fois bourreau et victime, symbole
de dignité et d'indignité, de victoire relative et
d'échecs complets, il provoque l'indécision chez l'historien
moderne. Qui croire ? Ceux qui critiquent un prince dont le règne fut
marqué par le crime, un fait attesté, qui a scellé le
destin de Rome après une crise politique qui durait depuis les guerres
civiles entre César et Pompée, qui a négligé son
rôle pour se complaire dans la débauche et l'infamie ? Où
faut-il croire à un Tibère fataliste, blessé dans son
orgueil par des années d'humiliations, impuissant face à un
principat qu'il n'a jamais désiré, et auquel il s'est même
opposé, et - au final - qui serait une des figures les plus respectables
de l'Histoire ? Alors Tibère représente pour l'historien moderne
un problème historiographique123.
Le débat suscité par les travaux
historiographiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècle
semble être clos, ou du moins n'offre plus à ces discussions
houleuses. Pourtant les historiens continuent à proposer des visions
diverses et variées de la vie de Tibère et à se
questionner sur ce personnage. En témoigne la quatrième de
couverture de Tibère ou la mélancolie d'être, la
biographie romancée de Roger Caratini, constat de la persistance de cet
inconnu un siècle plus tard :
Qui fut exactement Tibère ? Le fils adoptif
d'Auguste, qui fit divorcer sa mère pour l'épouser alors qu'il
avait à peine quatre ans ? Le général victorieux dans ses
campagnes en Arménie et au Tyrol ? L'homme auquel Auguste avait
décidé de confier l'Empire, mais qui préféra
s'exiler pendant huit années à Rhodes avant d'accepter le pouvoir
? Le pacificateur de la Germanie ? Le législateur froid et peu disert
qui gouverna Rome avec sagesse jusqu'en 23 après J.-
C. ? Le mélancolique
maniaco-dépressif qui abandonna son autorité au sinistre
Séjan ? Le vieillard libidineux qui termina ses jours, solitaire, dans
l'île de Capri ?
Comme l'évoque Olive Kuntz, « l'image
de Tibère n'est pas restée une énigme à cause d'un
manque de preuve, mais davantage à travers le plaisir de manquer de
preuves contradictoires124». Tibère fascine par les
mystères qui l'entourent. Rien ne prouvera jamais son implication dans
la mort de Germanicus (fut-ce même un assassinat ?), aucune lettre du
prince exilé ne nous parviendra pour expliquer les raisons de sa
démission, jamais les pierres de Capri ne nous renseigneront sur
les
123. Lyasse 2011, p. 12
124. Kuntz 2013, p. 7 : « The picture of
Tiberius has not remained an enigma through lack of evidence but through a
failure satisfactorily to dispose of much conflicting evidence.
»
52
peines de son hôte. Pourtant, Tibère
devient, tant dans les travaux d'historiens que dans les tragédies, un
personnage que l'on veut connaître, dont on veut comprendre les peines
pour expliquer sa conduite curieuse.
La postérité de Tibère, telle
qu'elle se présente et qu'elle doit apparaître dans cette
étude, est avant tout une discussion autour d'éléments
fantasmés de la vie d'un personnage qui nous est presque inconnu.
L'intérêt même de cette étude est de percevoir la
nouvelle image accordée à ce prince, qu'elle le réhabilite
ou le condamne à de nouvelles critiques. Marie-France David-de Palacio,
dans son étude « Ecce Tiberius » ou la
réhabilitation historique et littéraire d'un empereur «
décadent » (Allemagne-France, 1850-1930) (2006), avait
déjà donné son avis sur ce débat d'historiens et
sur l'image de l'empereur dans la littérature « fin de
siècle ». Si cet ouvrage fait office de référence
dans notre étude, notre approche du sujet en diffère. Dans ce
livre, l'auteur cherchait les causes de cette réhabilitation, politiques
ou littéraires, non les composantes du débat. Notre étude
porte davantage sur l'approche historiographique de Tibère, sur les
éléments contradictoires notés à la lecture
d'historiens - pourtant influencés par les même sources - et sur
l'évolution de la perception du personnage. En outre, là
où M.-F. David-de Palacio bornait son étude de la seconde
moitié du XIXe au premier tiers du XXe siècle, nous nous
permettons d'étudier une plus large période.
C'est au moyen de citations d'auteurs de ces deux
siècles - voire trois si l'on prend en considération les
études antérieures au débat - que nous discuterons de la
postérité de Tibère125-126. Aucun de
ces savants ne peut restituer avec certitude la vie de ce prince, tant par
l'absence de sources indiscutablement fiables que par des
préjugés qui influencent leurs écrits : mais chacun
apporte des éléments intéressants pour nos recherches.
Après avoir brièvement présenté, dans ces deux
chapitres, l'évolution de l'historiographie consacrée à
Tibère, nous possédons quelques bases pour comprendre les
motivations des deux courants opposés, sans pouvoir affirmer lequel est
le plus proche de la vérité. Du reste, il serait naïf de
résumer les divergences entre les auteurs par l'appartenance - ou par un
rejet du mouvement de réhabilitation : chacun admet sa propre vision de
Tibère, lui témoignant de plus ou moins de sympathie, de plus ou
moins de responsabilité dans la condamnation que la
postérité lui réservait.
125. Dans certains cas, où les citations
s'avèrent longues (notamment dans le cas des tirades
théâtrales), nous renvoyons le lecteur aux ANNEXES, afin de
conserver un certain « dynamisme » dans la
rédaction.
126. Dans un souci de clarté, l'abondance de
citations pouvant rendre la lecture difficile, nous chercherons à en
réduire au mieux le nombre. De même, les traductions de textes en
langue étrangère (hors traduction déjà
effectuée lors de la parution française : Massie 1998, Yavetz
1983,...) sont des traductions personnelles. Quand la traduction est confuse,
nous apposerons le texte original en note de bas de page (ce sera notamment le
cas des citations d'Adams 1894, la pièce étant écrite dans
un style exclamatif anglophone qu'il est difficile de
restituer)
53
Nous chercherons, dans les trois chapitres suivants,
à mettre en avant les aspects qui - avant la réhabilitation -
étaient les principaux propos de la condamnation de Tibère :
l'irrespect des valeurs familiales, la perversion sexuelle, l'incapacité
à assumer le pouvoir impérial,... Tous ces thèmes ont
été maintes fois rediscutés par les historiens modernes
pour en percevoir la crédibilité, les implications d'une
réfutation ou d'une validation de ces arguments. Nous nous efforcerons
donc de présenter ce qui paraissait une évidence au regard des
sources antiques et de montrer dans quelle mesure ces « certitudes »
sont contestables aux yeux des Modernes, qui vont nuancer le propos
d'autrefois, qui à leurs yeux devient infamant. Ces nouveaux historiens
bénéficient d'un outil auparavant négligé - si ce
n'est pour déprécier - pour comprendre le personnage historique :
cet instrument, c'est l'étude de la psychologie. Que l'on s'oppose
à Tibère ou qu'on l'apprécie, il devient inévitable
d'étudier le fonctionnement de sa pensée pour comprendre comment
l'austère Claudien a pu devenir le Bouc de Capri, dans l'optique d'une
évolution de sa psychologie.
L'objet du sixième chapitre sera de
considérer la vie de Tibère avec ce nouveau regard. Après
être revenus sur le rapport du prince aux « femmes de sa vie »
- ses deux épouses et sa mère qui, chacune à sa
façon, ont influencé l'évolution de son caractère -
nous en viendrons aux principales composantes de la psychologie de
Tibère. Nous devrons considérer tous les éléments
préalablement établis comme une base à la
compréhension de cet homme qui, semble-t-il, était guidé
par trois modes de pensées : la solitude voulue et pesante, la tristesse
de ne pas être aimé et d'être l'instrument d'autrui, et le
ressentiment causé par des années d'humiliation et de
mélancolie.
Enfin, le dernier chapitre de notre étude sera
consacré à la fiction, sous toutes ses formes, celle-ci
représentant le coeur même de la représentation du
personnage historique. L'auteur peut faire parler les figures du passé
pour les rendre plus « humaines » et témoigner de l'importance
du caractère dans le façonnement de l'être. Nous verrons
ainsi plusieurs Tibère apparaître : le Tibère
mélancolique de la tragédie du XVIIIe siècle, le
Tibère destructeur de l'esprit « fin de siècle » au
XIXe, le Tibère apte à la confidence au XXe siècle, et -
enfin - le Tibère incarné par son spectateur dans un jeu du XXIe
siècle.
54
|