b. Réfuter la réhabilitation
Cette tendance à l'invention est le propos
dénoncé par le courant qui se forme en réponse à
la
117. Gascou 1984, p. 268-269
118. Lyasse 2011, p. 13
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réhabilitation de Tibère. Pour les auteurs
défendant Tacite, le « pro-tibérisme » est, au mieux,
naïf. Il est défendable de discuter d'un fait jugé injuste,
de rappeler les victoires militaires de Tibère, des qualités
politiques et d'en déduire que les textes des Anciens étaient
orientés par l'hostilité, il l'est bien moins de faire de ce
prince, qui ne put être autant décrié sans porter la
moindre responsabilité dans des actes ignobles, un personnage «
immaculé ». Charles Beulé (1826-1874), lui-même
favorable à cette réhabilitation et témoignant de
sympathie envers les plus farouches défenseurs de Tibère, ne peut
s'empêcher de voir l'Allemagne comme un pays où règnent
« la libre critique » et « les hypothèses
hardies » et de mettre en parallèle le propos d'Adolf Stahr et
les apologies de Plutarque, l'un comme l'autre montrant trop de sympathie
envers leurs personnages. Il lui est indispensable d'être au plus
impartial, de se garder au mieux de tout
préjugé119.
Mais le propos peut être bien plus hostile à
ce courant. Ainsi, en 1841, Franz de Champagny ironise sur la
réhabilitation de Tibère, avant même la constitution du
débat historiographique, feignant de défendre un propos qu'il
juge ridicule (ignorant que ces mêmes arguments sont ceux que
vont
présenter les historiens quelques décennies
plus tard) : Tacite, Suétone, le Grec Dion Cassius, sont pour
Linguet des conteurs, des gens prévenus, les ignorants échos de
quelques rumeurs populaires ; Tibère n'était qu'un homme d'ordre,
un peu sévère seulement, un bon administrateur, mais qui croyait
trop Séjan sur parole, et qui, ennuyé du pouvoir, aimant le
plaisir, ferma trop longtemps les yeux sur quelques
légèretés de son ministre ; on a médit de sa
retraite de Caprée ; c'étaient des « jardins
délicieux », des boudoirs en rocaille et peints à la
façon de Watteau, où ce vieillard « s'était
retiré pour se livrer à une vie douce et solitaire, où,
las des affaires, jaloux de son repos et d'une gaieté rarement connu des
princes, », il donnait « des soupers agréables et ne se
montrait plus qu'à des amis par qui il ne craignait pas d'être
distrait !120
A la lecture des défenseurs de Tibère, tels
T. Mommsen, A. Stahr ou L. Freytag, d'autres historiens critiquent leurs
travaux avec virulence, dénonçant le ridicule de leurs rivaux et
l'égoïsme cruel du prince. Parmi eux, Eduard Pasch. En 1866, dans
Zur Kritik der Geschichte des Kaisers Tiberius, mit besonderer
Berücksichtigung der Lebensbescheirung desselben von Ad. Stahr, il
s'efforce de réfuter point par point la thèse d'Adolf Stahr. Il
s'oppose principalement à la vision d'un caractère
évolutif dans le règne de Tibère, non car le propos n'est
pas crédible mais car il est difficile d'admettre que le prince à
la nature « bonne et noble » soit devenu brutalement un
tyran « cruel et assoiffé de sang.121».
Pour Pasch, le caractère de Tibère est marqué par
l'égoïsme et la recherche du pouvoir absolu sans avoir à
l'avouer. Les meurtres sous son règne ne sont pas des actes de
cruauté
119. Beulé 1868, p. 66-69
120Champagny F., Les Césars. Tome 3, Paris :
Ambroise Bray, 1859, in. David 2006, p. 14-15
121. Pasch E., Zur Kritik der Geschichte des Kaisers
Tiberius, mit besonderer Berücksichtigung der Lebensbeschreibung desselben
von Ad. Stahr, 1866, in. David 2006, p. 73
gratuite, dictées par le sadisme, mais des
sacrifices à ses ambitions, des morts nécessaires pour devenir le
monarque absolu de ses rêves. Ses dernières années sont
marquées par la vue de son échec, quand les sacrifices de sa vie
se sont avérés vains en l'absence d'un héritier
légitime et souhaitable, et c'est ainsi que naît sa
légendaire fureur meurtrière. Alors « le défaut
d'amour de l'humanité se change en son corollaire positif, la haine de
l'humanité. Maintenant il est un ennemi de l'humanité
assoiffé de sang ; le présent tout entier lui est odieux,
lui-même, les êtres qui l'entourent. Mais ces êtres, il veut
encore les acheter, les utiliser, les faire servir à des plaisirs qui
lui étaient auparavant inconnus. Alors, - car maintenant le futur dont
il avait rêvé existe, mais pas pour lui -, alors « le monde
peut être la proie des flammes ».122
Les historiens du XIXe siècle ne parviennent
pas à s'accorder sur l'image à réserver à
Tibère. C'est ainsi que, tout au long de notre étude, nous
noterons des divergences importantes entre les récits des auteurs, les
uns protégeant la mémoire du prince, d'autres le
présentant comme le pire des tyrans. Entre Edward Beesly (Catiline,
Clodius and Tiberius, 1878) et Pierre-Sébastien de Laurentie
(Histoire de l'Empire Romain, 1862), on ne trouve que peu d'avis
communs, le premier cherchant à prouver la nécessité de
l'Empire en temps de crise, le second l'infamie de vivre sous un tel
régime.
50
122. Ibid. p. 127-128, in. David 2006, p.
75
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