III - Contester la réhabilitation
a. Contester le témoignage des Anciens
Norman Douglas avait sans doute raison en 1906 quand
il écrivait « qu'aucun érudit de nos jours, avec une
réputation en jeu, ne pouvait se risquer sur la véracité
de Tacite et Suétone » ; d'autres étaient moins
sûrs.116
Pour étudier Tibère, il est
inévitable de revenir à l'étude des Annales.
Tacite se pose comme autorité incontestable sur les débuts de
l'Empire romain et toute étude sur Tibère se doit d'y
référer. C'est de lui que vient l'image de la « bête
déifiée » qu'évoque Allan Massie, un personnage
maléfique qu'il conçoit à partir de ses souvenirs du
règne de Domitien. Quelles que soient les intentions de l'auteur
moderne, il est inévitable qu'une étude historique
consacrée à Tibère devienne une étude
historiographique sur Tacite. Et si l'on admettait une probable
exagération dans l'évocation de ce règne, il était
impossible de contester cette autorité.
C'est précisément autour de Tacite que
naît le débat de réhabilitation. L'auteur,
réputé pour être un historien sérieux - au contraire
de Suétone - se voit reprocher sa mauvaise foi. Sans aller à
l'encontre de son travail et rejeter en bloc toutes ses affirmations, les
Modernes cherchent à démontrer que les Annales
relèvent davantage du roman historique que de l'étude
historique. C'est par son traitement de Tibère que Tacite est le plus
contesté. La remise en cause touche notamment à ses convictions
anti-impérialistes, ou du moins opposées à
l'impérialisme de la dynastie julio-claudienne. Tibère,
échouant à rétablir les institutions républicaines
au lendemain du décès d'Auguste et par sa position de «
sauveur » du principat devient odieux aux yeux de Tacite. Pourtant,
l'auteur entre en contradiction avec lui-même en se montrant bien plus
clément envers ses contemporains, une preuve - selon certains auteurs
modernes - d'un opportunisme d'époque. De la part d'un écrivain
se voulant convaincant et apportant l'un des rares témoignages sur cette
période, l'accusation est grave. De même, les Modernes tendant
à réfuter la vision de l'Ancien sur l'évolution du
règne de Tibère. Si les premiers notent des changements graduels
dans l'attitude du prince, Tacite croît en l'immobilité du
caractère. Ainsi, jusqu'à la mort de ses fils, le prince
dissimulait avec fourberie ses pensées cruelles et lubriques, les
maintenant toujours cachées - mais avec moins de
116. Massie 1983, p. 89
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subtilité - lorsque vivaient sa mère et
Séjan, avant de montrer qui était le vrai Tibère, celui
qu'il était depuis son enfance, dans ses vieux jours.
Aussi, J. Gascou dénonce la mauvaise foi de
l'auteur de l'Antiquité, gommant la mention de propos hostiles à
Tibère à son avènement, alors qu'il refuse l'Empire, ce
afin de ne pas contredire sa thèse, celle d'une servilité totale
des Romains au tyran117. Si nous lui pardonnons des erreurs dues
à la difficulté d'écrire le passé avec exactitude
et d'avoir traité d'une période de crise, nécessairement
une période difficile pour les Romains, on lui reproche ses partis pris
et son opportunisme : n'était-ce pas ce Domitien qu'il se plaît
tant à dénoncer qui lui avait permis d'assumer ses
premières responsabilités politiques avant que les Antonins
n'arrivent au pouvoir ? Pour reprendre l'expression
de Tarver, très critique : les nombreux
travaux de Tacite ne sont rien de plus qu'une perpétuelle
jérémiade selon laquelle personne n'est bon si ce ne sont les
hommes déconnectés de l'administration, les Germains et son
beau-père.
Ainsi, comment comprendre Tibère, comment
chercher à le réhabiliter quand la source principale sur sa vie
est, précisément, disposée à lui nuire ? Edward
Beesly déplore ce fait, estimant que l'immense majorité des gens
éduqués ne connaissent rien de Tibère en dehors de ce que
Tacite crut bon d'en dire. Il parle alors d'un « livre fermé »
pour ceux qui cherchent à percevoir la vérité et part de
ce postulat pour sa conférence. L'historien moderne ne doit
néanmoins pas négliger Tacite. Aussi discutable que soit son
récit, il est l'une des rares clés à notre
compréhension des temps passé. Il est autant exclu d'accepter
sans discussion la vision d'un Tibère sournois que d'ignorer ce
témoignage. L'attitude à adopter serait davantage de relire les
Annales avec plus de distances. Si l'on ne peut s'y fier, elles sont
un outil pour une meilleure compréhension d'un Tibère secret, par
les failles qu'il a pu laisser paraître et par l'image que s'en fait
l'auteur un siècle plus tard.
Toutefois, contester Tacite n'est pas un propos
aisé. Toute tentative peut être pervertie et devenir
pur
travail d'invention, un parti pris « indigne
» de l'historien : Face à cette quasi-unanimité,
l'historien moderne subit deux tentations, céder au suivisme et gloser
plus encore que les historiens anciens sur la méchanceté de
Tibère, ou tomber dans la manie, commune à bien des biographes,
de la réhabilitation en se donnant pour tâche de démontrer
que les anciens avaient grand tort, noble ambition qui conduit malheureusement
à écrire finalement une histoire sans source après avoir
discrédité toutes celles qui
existent.118
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