b. Rome et l'impérialisme moderne
Si les Allemands comparent Tibère à
Guillaume, ce n'est pas simplement en constatant la haine commune qui leur est
réservée. C'est aussi une analogie de caractère : tous
deux sont présentés comme des hommes susceptibles,
dédaignés par le peuple qui se sent délaissé, et
proches de la paranoïa. Cette mentalité prêtée aux
princes est précisément ce qui inspire le concept «
d'empereur de la décadence romaine », tel que le décrit
M.-F. David-de Palacio. Les personnages décrits par les Anciens servent
aux Modernes pour caricaturer leurs contemporains et leur prêter les
torts moraux de leurs « ancêtres » sans risquer d'ombrager la
sensibilité de leur souverain, puisqu'on ne le nomme pas explicitement.
Le mépris de Tibère étudié par les Allemands est,
à demi-mots, celui de Guillaume ; parler des pratiques amorales des
Césars, en France, c'est railler Napoléon III ; condamner les
odieuses manifestations des spectacles de l'Antiquité, c'est rappeler au
souvenir de Louis II de Bavière. Si le tyran ne voit pas son nom
apparaître, il ne peut que passer pour un paranoïaque en se sentant
visé : certains auteurs ont supposé que la disgrâce de
Suétone ait été une réaction du prince Hadrien,
comprenant que les Vies des Douze Césars, sous couvert de
synthèse historique, le moquaient dans l'évocation des vices de
ses prédécesseurs. L'Antiquité, qu'elle soit
présentée dans une fiction ou dans une étude
universitaire, devient satire politique pour se moquer du tyran mal aimé
et décadent.
Au delà de la fiction, la question de la
légitimité impériale est discutée par les
historiens à travers l'image d'un empire passé, dont la grandeur
n'eut d'égale que la déchéance. Nous ne nous
étonnons
112. En réalité, il fut le
troisième empereur : son père Frédéric III
régna trois mois, 1888 devenant « L'année des trois
Césars », en référence à la crise
impériale romaine suivant la mort de Néron
113. Kohut T., Wilhelm II and the Germans, Oxford
: Oxford University Press, 1991, p. 227-228, in. David 2006, p.
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pas de voir l'intérêt porté
à Rome être renouvelé à une époque où
les principales puissances européennes suivent des directives
impérialistes, gouvernées par des empereurs et/ou se dotant de
colonies lointaines. Edward Beesly, britannique, fait souvent allusion aux
relations entre élites romaines et provinces prospères, les
comparant au sentiment de la haute société britannique de son
temps avec la colonie indienne.
Tibère est un personnage ambigu : il peut tant
servir à glorifier qu'à infirmer la légitimité
impériale. Les républicains, du moins les
anti-impérialistes114, veulent prouver l'inconsistance d'un
tel régime, qui a conduit à l'échec et à l'infamie
un Tibère volontaire, dont les capacités auraient
été saluées quelques générations auparavant.
Ailleurs, et c'est notamment l'argument soulevé par Napoléon Ier,
l'image de Tibère vient d'auteurs se réclamant
républicains qui, s'ils mentent, ont cherché à pervertir
la perception future des fondateurs du régime abhorré. Il
s'agissait de nier les réussites de Tibère
tant elles allaient à l'encontre des
convictions de ses critiques : Durant la Révolution
française, Tacite fournit l'inspiration aux révolutionnaires en
temps qu'ennemi du despotisme, le vrai apôtre de la liberté et de
la République. Madame Roland lisait les Annales comme un livre saint.
Mais Napoléon, quand il posa les fondations de son absolutisme, fit une
grande découverte. L'image des Césars, et plus
particulièrement celle de Tibère, que Tacite présentait
était erronée. L'Empire avait été une réelle
bénédiction, et ses sujets avaient vécu dans la
prospérité. Au moins un journaliste fut forcé de stopper
la publication de son journal, et un professeur perdit sa place car ils
continuaient de vanter Tacite. Au début du Second Empire en France, la
controverse autour de Tibère s'était propagée à
d'autres parties de l'Europe, et désormais, même si elle
était encore renommée en France, les plus efficaces de ses
fournisseurs étaient les savants
allemands.115
Quels que soient les convictions des auteurs, chacun peut
reprendre la réhabilitation de Tibère à son propre compte
: l'impérialiste y verra l'incapacité de concilier
république et empire, le républicain soulignera les idéaux
démocratiques d'un prince au règne mêlé de bon et de
mauvais, le nationaliste allemand respectera celui qui a su vaillamment
guerroyer contre ses ancêtres sans jamais les sous-estimer. De
même, l'historiographie évolue et, selon Grégorio Maranon,
« la glorification (de Tibère) par les auteurs
modernes est l'expression typique de l'éthique moderne selon laquelle,
tant que l'homme est efficace, on peut tout lui pardonner. » Pour qui
veut présenter Tibère comme un homme de valeur, qu'importe le
flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse !
Mais ce nouveau constat ne plaît pas à tous
les auteurs de la fin du XIXe siècle. Car réhabiliter
Tibère, c'est aller à l'encontre, voire faire table rase de
près de dix-huit siècles d'historiographie.
114. Edward Beesly souligne
régulièrement dans son étude la position
anti-impérialiste des britanniques, qui ne leur permet pas
d'apprécier Rome à juste titre.
115. Kuntz 2013, p.8
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Ainsi, un courant historiographique se forme en
réaction à cette nouvelle lecture de l'Histoire : le courant
anti-tibérien.
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