b. Un devoir de mémoire
Réhabiliter Tibère devient un devoir de
mémoire pour l'historien. Devant l'injustice de la
postérité,
il est amené à la contester :
L'histoire a pendant longtemps jugé cet homme d'après les
dernières années de son règne, et lui a fait ainsi un tort
sévère. Il n'y a sans doute aucun autre homme que Tibère
qui ait connu un destin aussi tragique. Caractère noble et humain en
tous points, il est conduit très tôt par la bassesse de sentiment
de son entourage, par les flatteries trompeuses du personnel de l'État
et des sénateurs, au mépris des hommes, ce qui rend plus
difficile la grandeur de sa mission. Mais plein de sentiment du devoir, il ne
retarde pas l'exécution de ce qu'il tient pour juste ; il trouve sa
récompense dans l'espoir de rendre son peuple heureux et de gagner un
jour dans l'histoire un nom glorieux. (...) L'histoire est juste.
Tibère, longtemps vilipendé, reconquiert aujourd'hui son honneur.
On s'est dit avec raison que l'on ne devait pas lui imputer les actes
perpétués pendant son effroyable
maladie.107
C'est cet objectif que défend Edward Beesly. Son
ouvrage Catiline, Clodius and Tiberius, paru en 1878 est la
retranscription d'une conférence présentée à
l'université de Bradford le 27 mars 1867. Dans cette étude,
l'auteur voulait montrer l'importance de la corruption des élites, ce
pourquoi César
105. In David-de Palacio 2006, p.
227
106. Stahr A., Bilder aus der Altertum. Tiberius,
Berlin : Verlag von J. Guttentag, 1863, p. 234-235, in David-de Palacio 2006,
p. 272-273
107. Willenbucher H., Tiberius und die
Verschwörung des Sejan, Gütersloh : Bertelsmann, 1896, p. 46, in
David-de Palacio p. 58
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avait mérité sa popularité
auprès du peuple accablé en s'opposant à la perversion du
milieu sénatorial, dans l'échec politique de Tibère et
comment cette impuissance a engendré l'image injuste retenue par la
postérité. La première partie de l'étude est
consacrée à sa vie avant le principat, avec de nombreux renvois
au récit de Velleius Paterculus, la seconde concerne son règne.
Tibère n'avait que peu à craindre de l'aristocratie, car celle-ci
se livrait à des querelles internes dans l'espérance d'une
promotion et ne pouvait se résoudre à former un parti hostile au
prince, tout du moins jusqu'à ce qu'Agrippine le leur propose à
mots couverts. Au sortir de cette conférence, les spectateurs devaient
pouvoir remettre en question leur propre vision de Tibère car, à
la lumière de ces nouveaux
propos, elle se trouvait bouleversée : La
plupart des personnes cultivées ont lu des oeuvres le concernant durant
leur jeunesse, et de son nom ils voient des images de sombre misanthropie,
d'une hypocrisie de long vécu, d'une lente mais implacable haine, de
cruauté sans remords, d'un répugnant vieillard pataugeant dans
des exercices fous sur une île recluse ou ni les plaintes, ni les
malédictions ne l'atteignait. Ainsi est l'image transmise par la
postérité par les plus éloquents des historiens. Une image
si fausse, si contradictoire, si insultante pour le sens commun que je me dois
de vous le démontrer ce soir. (...) Ne supposez pas que je prenne un
plaisir pervers à maintenir un paradoxe. Je respecte bien trop
l'Histoire pour en faire des bagatelles, et c'est car je me désole de
voir deux siècles d'Histoire tournés vers le non-sens que je veux
la ramener à la lumière du bon sens, pour travailler sur ces
personnages de la Révolution romaine.108
L'objectif de la réhabilitation n'est toutefois
pas de décharger Tibère de toute faute : l'erreur serait de faire
du prince un innocent et de ses proches des coupables, voire de rejeter la
responsabilité de ses actes sur ses victimes. Il ne faut donc pas nier
le crime, celui-ci étant indiscutable, mais le nuancer. Ce que cherchent
à démontrer les auteurs de la réhabilitation, c'est que le
Tibère que présentent les Anciens est un personnage fictif, un
hybride des vices tyranniques apparus chez ses successeurs, tels Néron
ou Domitien, une caricature du mal. Gaston Boissier, alors que le courant
existe depuis près d'un demi-siècle, met en garde le lecteur
contre tout préjugé trop favorable à Tibère
:
L'Allemagne était à ce moment (1852)
très mal disposée pour lui, et il faut reconnaître que les
arguments dont elle usait pour le combattre valaient bien mieux que ceux dont
Voltaire et Linguet s'étaient contentés. On essayait, par toutes
sortes de raisonnements et de recherches, de réhabiliter les princes
qu'il a condamnés, surtout Tibère - car il faut remarquer que
c'est autour de Tibère que s'est toujours livrée la bataille
contre Tacite. La campagne fut habilement menée, sauf que, comme il
arrive dans toutes les polémiques un peu passionnées, on alla
vite à l'extrême. Il ne suffit pas d'établir, ce qui est
vrai, que Tibère était un très habile politique, qu'il a
bien gouverné les provinces, qu'il a maintenu l'Empire en paix ; on
voulut prouver que c'était un honnête homme, « une noble et
bonne nature », et, comme il était difficile de nier que beaucoup
de sang avait coulé sous son règne, on en fit retomber la faute
sur ses victimes, qui l'avaient exaspéré par leur
résistance.109
108. Beesly 1878, p. 85-86
109. Boissier G., Tacite, Paris : Hachette, 1904, p.
113, in David-de Palacio, p. 12
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Ainsi naît la réhabilitation de
Tibère. Les nouveaux historiens se font un devoir de
réécrire l'Histoire en appelant à l'objectivité et
à une meilleure lecture des sources antiques. Le nouveau Tibère
n'en est pas moins fictif, mais il s'avère moins caricatural. C'est un
prince réhabilité qui admet certaines qualités morales
dont était incapable son pendant ancien : il n'est plus seulement le
tyran et le Bouc de Capri, il est aussi l'ennemi de la décadence, le
précurseur des lois sociales et un intellectuel empli de spleen. Mais
cet intérêt pour Tibère n'apparaît pas ex
nihilo. Les causes sont autant historiographiques que
politiques.
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