B. Réhabiliter Tibère ?
I - Le mouvement de réhabilitation
a. La naissance du mouvement de réhabilitation
Il est difficile d'établir la date à
partir de laquelle le mouvement réhabilitant a pu se développer.
En effet, ce sont des études diverses, datées de la seconde
moitié du XIXe siècle, qui font office de
références à ce courant et ont offert à
débat, inspirées par des travaux antérieurs. Gregorio
Maranon
propose une lecture de cette réhabilitation
naissante : Il est indéniable que la réhabilitation de
l'empereur a été influencée par les rationalistes, et
parfois les farouches anti-chrétiens, une pensée de
l'écriture historique moderne, dès la fin du dix-huitième
siècle. N'oublions pas que l'un des premier défenseurs de
Tibère, et de plus un de ceux à avoir le plus d'influence en
ayant créé une atmosphère qui lui soit favorable,
était Voltaire. (...) Une des légendes à laquelle Voltaire
s'opposa était précisément celle d'un Tibère devenu
chrétien. Alors vinrent les révisions apologistes du personnage
de Tibère, menées par des historiens français, allemands
et anglais, beaucoup d'entre eux influencés par le puritanisme
protestant car, en bien des aspects, ce César se présentait comme
un prédécesseur de Calvin. Finalement vinrent plus d'historiens,
des italiens cette fois, que la diffusion du nationalisme dans leur pays
rendaient plus favorable à la défense des grands noms de la Rome
antique.103
Cet intérêt naît dans un but
précis : discuter de la véracité des textes antiques et de
la personnalité d'un personnage méconnu, car incompris. Car
Tibère représente la base d'un modèle politique
perpétué durant des siècles : l'impérialisme. Il
est aussi un personnage chargé de symboles : mélancolie,
ressentiment,... des thèmes chers à la fiction du XIXe
siècle. Marie-France David-de Palacio définit ce nouveau
Tibère comme le représentant du « destin tragique de la
modernité, une sorte d'allégorie à l'usage des consciences
malheureuses du nouveau siècle, le vingtième104.
»
S'il faut définir un « chef de file »
à ce mouvement, M.-F. David-de Palacio propose le nom d'Adolf Stahr.
Celui-ci publie, en 1863, Bildr aus dem Altertum,
considéré comme le premier texte
moderne réhabilitant Tibère, dont voici
le préambule : « J'ai entrepris de ramener à de justes
proportions le jugement porté par les hommes sur un souverain dont le
nom n'a été cité jusqu'à présent dans
l'histoire qu'à titre de symbole du pire, ce qui, réduit à
l'image d'un tyran inhumain, peut bien susciter l'exécration. (...)
Entre son panégyriste
103. Maranon 1956, p. 6-7
104. David-de Palacio 2006, p. 212
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inconditionnel Velleius et son accusateur
enragé Tacite, la balance s'incline largement du côté
défavorable dans la quasi-totalité des livres d'histoire
récents. Au mieux, on nous y présente un monstre,
énigmatique certes, composé des qualités les plus
contradictoires, mais toujours un monstre, dont la vue fait frémir
d'effroi notre sentiment d'humanité, un être étrange, que
nous ne parvenons pas à expliquer, un effrayant mystère, dont la
clef nous manque, comme elle manquait déjà, en
vérité, à l'auteur de qui nous tenons les informations
principales concernant Tibère.105
La thèse de Stahr repose sur une
réfutation de Tacite. Celui-ci, référence de la plupart
des ouvrages d'historiens consacrés à Tibère, offre une
vision partiale des événements, motivée par ses propres
convictions. Ainsi, le bon historien se doit de réfuter les
Annales, du moins les lire avec prudence, pour comprendre le second
prince de Rome. Le drame de Tibère est d'avoir sombré dans la
folie dès
lors qu'il apprit la trahison de Séjan, le
dernier homme qu'il pensait être son ami : L'effet produit sur la
sensibilité de Tibère par la découverte des méfaits
et de la trahison de son ami intime fut terrible. Une absence totale d'espoir
en l'humanité, une sinistre fureur rentrée comme le monde et
contre son propre destin s'emparèrent de lui. Ce fut comme si, avec la
trahison de Séjan, le dernier lien qui le reliait encore à
l'humanité s'était rompu. (...) Sa cruelle vengeance envers ceux
qui avaient pris part au crime de Séjan ne connut au début ni
mesure ni but précis, et il laissa impitoyablement torturer et
assassiner tout ce qui, au cours de l'enquête, lui tombait sous la main.
Sa douleur et son désespoir confinèrent à la folie, et il
est presque certain que depuis lors son âme resta occasionnellement
troublée par l'ombre de la
démence.106
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