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La postérité de l'empereur Tibère (XVIIIème- XXIème siècle)


par Thomas Min-Tung
Université du Havre - Master 2 « Cultures, Espaces et Sociétés Urbaines et Portuaires » 2015
  

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III - Un précurseur à la réhabilitation : Linguet

Simon-Nicolas-Henri Linguet est un auteur français, né en 1736 à Reims et mort à Paris en 1794. Avocat, il défendit des personnages illustres de la noblesse française, ce jusqu'à être radié du barreau en 1774. Célèbre pour ses attaques virulentes, sans distinction entre ses ennemis, il se reconvertit brièvement dans le journalisme, au Journal de politique et de littérature qu'il dut quitter à la suite de plaintes. Ses oeuvres littéraires ont été publiées dès 1777, durant son exil en Angleterre (il était souvent poursuivi, et fut embastillé de 1780 à 1782). Parmi elles les Annales civiles, politiques et littéraires ou Mémoire sur la Bastille. Anobli par Joseph II de Habsbourg et avec l'aide de Louis XVI, qui apprécie ses textes, il rentre en France sans encombres et poursuit son métier de journaliste durant la Révolution française. Membre du Club des Cordeliers, il fréquente Robespierre et Danton. Ses positions politiques sont plus difficiles à cerner : il n'est pas à proprement parler un monarchiste, dénonçant le despotisme de l'Ancien Régime, mais n'adhère pas au sentiment révolutionnaire, dont il dénonce le libéralisme économique. Il est arrêté en septembre 1793 sur accusation de sympathies envers les monarchies étrangères et guillotiné le 27 juin 1794 sur motif d'avoir « encensé les despotes de Vienne et de Londres ».

L'oeuvre qui nous intéresse ici s'intitule Histoire des Révolutions de l'Empire Romain. Pour servir de fuite à celle des Révolutions de la République (1777 - en deux tomes). Il s'agit de l'un des premiers textes à remettre en question la légitimité de la postérité de Tibère, sans pour autant s'affirmer comme un plaidoyer pour réhabiliter le prince. Linguet cherchait à conter l'Histoire de Rome de l'avènement d'Auguste à la mort de Caligula - le chapitre consacré à cet empereur étant très bref. Le règne de Tibère est présenté dans les deux tomes, la jonction étant faite à la mort de Germanicus.

94. Massie 1983, p. 89 : « The lessons in the arts of dissimulation and pretence, of which Tiberius seemed to great a master, were to the taste of princes schooled by Machiavelli »

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Linguet décrit un prince dont le bilan politique est mitigé. Néanmoins, au contraire de bien des auteurs à cette époque, il ne nie pas les valeurs de Tibère : certes, il fut un empereur médiocre et son caractère était détestable, mais il fut un excellent militaire, un travailleur sérieux et un homme

intelligent : Quelqu'un a dit qu'il n'y avoit pas de meilleurs Princes que ceux qui n'étoient pas nés pour l'être. Tibère démentit cruellement cette maxime, confirmée d'ailleurs par beaucoup d'exemples.95 (...) Il montra dès sa jeunesse des talens marqués dans tous les genres. Il fit la guerre avec succès. Il rassura le premier, Rome et l'Empire, lorsque la perfidie heureuse d'Arminius y eut répandu l'effroi. Il étoit infatigable au travail. Il réunissoit une connaissance profonde des affaires et des hommes, à la sagacité la plus éclairée. Mais on lui reprocha toujours une humeur sombre, un penchant à la dissimulation, qui s'allie rarement avec la vertu, et qui couvre presque toujours de grands vices.96

Le premier tome de cette oeuvre est essentiellement consacré à la question militaire, suscitée par les mutineries du Rhin et de Pannonie. Les soldats sont présentés comme des révoltés avides, dépourvus de tout patriotisme, et revendiquant des dons égaux à ceux qu'avaient perçus leurs

ancêtres durant la guerre civile : Ils s'étoient transmis par tradition le souvenir de ce que leurs prédécesseurs y avoient gagné. Ils comparoient, en frémissant, les richesses prodiguées aux légions des Triumvirs dans des tems de troubles, avec l'économie qui présidoit aux récompenses pendant la paix. Ils se rappelloient avec transport ces partages des terres, dont on a pu voir les détails dans l'histoire de la République.97

Tibère déprécie Germanicus, non pour des raisons politiques, mais par des jalousies personnelles : il ne supporte pas de voir ce jeune homme populaire et brillant qui lui fait de l'ombre et le renvoie à sa propre solitude. Linguet dépeint une image flatteuse de Germanicus, un héros mort trop jeune, dans des conditions injustes et qui aurait pu être un souverain apprécié de la postérité. Mais, sans l'en accuser, l'auteur renvoie néanmoins à l'attaque que sa grandeur portait au moral de l'empereur, la jalousie portant préjudice au bon déroulement de son règne. De plus, c'est de ce désamour que se

servent les mutinés lorsqu'ils proposent à Germanicus de briguer le trône : Connoissant entre ces deux Princes tant de sujets de se craindre et de se haïr, il n'est pas étonnant que l'armée se promit l'appui du neveu, en travaillant à détrôner l'oncle. Comme cependant la grandeur d'âme du premier étoit connue, on n'osa pas d'abord lui en faire la proposition. La révolte s'annonça, ainsi qu'en Hongrie, par de simples murmures, contre un service aussi dur qu'infructueux. Mais le soldat qui sentoit mieux les forces, se porta plus promptement à en abuser.98

Le second tome commence par l'arrivée de Séjan dans la politique impériale. Au lendemain de la mort de Germanicus, Tibère libère ses bas-instincts et l'ambitieux ministre profite de la situation pour se faire promouvoir. L'auteur reconnaît le danger que représentait Séjan, de par son charisme,

95. Linguet 1777, p. 44

96. Ibid, p. 44-45

97. Ibid., p. 53-54

98. Ibid., p. 83

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ses ambitions mal placées et son absence de scrupules quand le crime était nécessaire pour servir ses objectifs. Pourtant, il n'aurait pu causer autant d'horreurs sans complices : Livilla apparaît comme une perverse, abandonnant ses espérances de devenir impératrice (son mariage avec Drusus lui étant bien plus profitable qu'une alliance avec Séjan) pour accéder à des plaisirs déshonorants, Agrippine énerve assez Tibère pour que l'ambitieux les dresse l'un contre l'autre et le prince lui-même, par son caractère ombrageux, est sensible aux fourberies de Séjan, qui excite sans cesse sa colère. Macron, son successeur, est présenté plus que jamais comme un héritier de ces vices, un ennemi d'autant plus dangereux pour Séjan qu'ils partagent les mêmes pensées.

A la mort de Séjan, Tibère est un homme fini. Son ressentiment est plus fort que jamais, son mépris l'isole de son peuple et la fin de son règne n'est qu'une successions d'infâmes cruautés et débauches. Néanmoins, Linguet refuse d'admettre les récits des Anciens comme véridiques. La perversion est une accusation grave, salissant la réputation de l'Homme, qui plus est dénuée de crédibilité chez un vieillard. Tout au plus, Tibère est un hédoniste incompris, dont les plaisirs passent pour licencieux. Quant à la violence, on ne peut la nier, mais elle ne témoigne pas de tendances cruelles : Tibère est un homme ferme, qui ne néglige pas d'employer la manière forte pour se faire respecter, mais ne

prend pas plaisir à torturer. Pour Linguet, de tels actes seraient contraires à la nature humaine99: Voilà ce que raconte Tacite, et ce que sa manière admirable de peindre ne fera jamais croire à un Lecteur sensé. On a vu des tyrans se baigner dans le sang de leurs sujets. La Saint Barthelemi est une preuve du peu de cas que les Souverains font quelquefois de la vie des hommes. (...) Mais ici ni le fanatisme, ni l'intérêt, ni l'ambition ne pouvoient avoir lieu. Tibère régnoit seul et sans contradiction. L'unique objet qui pouvoit lui causer quelque crainte, venoit d'être abattu. J'ose le soutenir, la méchanceté humaine ne va point jusqu'à verser le sang des hommes, uniquement pour s'épargner un peu d'ennui.100

Le dernier chapitre consacré au règne de Tibère fait office de bilan de son règne. Ce fut indubitablement un échec, mais l'intention de faire le bien était présente. Ce n'est que par son caractère renfrogné et par la perversion des ambitieux que Tibère n'a pu devenir un prince respecté, témoignant d'une attention particulière aux besoins du peuple, à l'intelligence militaire - il préférait des frontières stables à un empire élargi, mais en crise - et d'une envie d'être aimé. Certaines de ses

bonnes intentions ont même pu être observées, à commencer par son respect du peuple : Tibère fut un mauvais Prince sans contredit. Il se fit détester de la noblesse. Il sacrifia les têtes les plus élevées de l'État à sa tranquillité. Mais il ne paroît pas que les peuples fussent à plaindre sous son gouvernement.101

99. M.-F. David-de Palacio fait remarquer, à juste titre, que le propos de Linguet est tragiquement ironique : c'est cette même propension à la violence qu'il niait qui l'a conduit dix-sept ans plus tard à l'échafaud.

100. Ibid., p. 156-157

101. Ibid., p. 162

Tibère n'est pas plus à blâmer que les autres Césars. Pour Linguet, Jules César - alors même qu'il est présenté comme un héros - est bien plus méprisable que les « mauvais empereurs », Tibère et Néron y compris, puisqu'il a conduit Rome à la guerre civile. L'infamie ne doit se mesurer en crimes

privés (assassinats, débauches,...) mais en fautes publiques. La postérité est donc injuste : On trouve dans tous leurs ouvrages une méprise bien générale et bien funeste. Ils accablent des épithetes les plus odieuses un homme puissant, qui sacrifie à sa sureté quelques têtes de marque. Il déifient un Prince imbécile qui abandonne une Nation entiere aux vexations de ses Ministres, ou de leurs créatures. Ils font l'apothéose d'un conquérant qui inonde la terre de sang, et qui sacrifie une infinité d'hommes à l'ambition la plus insensée.102

Faire de Linguet un défenseur de Tibère serait une faute d'interprétation : s'il plaint l'infortune du prince par moments, il ne peut en faire une victime et le dépeint comme un « perdant ». Mais il est a inspiré le mouvement de réhabilitation qui devait prendre de l'ampleur un siècle après sa mort.

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102. Ibid., p. 163

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"Tu supportes des injustices; Consoles-toi, le vrai malheur est d'en faire"   Démocrite