III - Un précurseur à la
réhabilitation : Linguet
Simon-Nicolas-Henri Linguet est un auteur
français, né en 1736 à Reims et mort à Paris en
1794. Avocat, il défendit des personnages illustres de la noblesse
française, ce jusqu'à être radié du barreau en 1774.
Célèbre pour ses attaques virulentes, sans distinction entre ses
ennemis, il se reconvertit brièvement dans le journalisme, au
Journal de politique et de littérature qu'il dut quitter
à la suite de plaintes. Ses oeuvres littéraires ont
été publiées dès 1777, durant son exil en
Angleterre (il était souvent poursuivi, et fut embastillé de 1780
à 1782). Parmi elles les Annales civiles, politiques et
littéraires ou Mémoire sur la Bastille. Anobli par
Joseph II de Habsbourg et avec l'aide de Louis XVI, qui apprécie ses
textes, il rentre en France sans encombres et poursuit son métier de
journaliste durant la Révolution française. Membre du Club des
Cordeliers, il fréquente Robespierre et Danton. Ses positions politiques
sont plus difficiles à cerner : il n'est pas à proprement parler
un monarchiste, dénonçant le despotisme de l'Ancien
Régime, mais n'adhère pas au sentiment révolutionnaire,
dont il dénonce le libéralisme économique. Il est
arrêté en septembre 1793 sur accusation de sympathies envers les
monarchies étrangères et guillotiné le 27 juin 1794 sur
motif d'avoir « encensé les despotes de Vienne et de Londres
».
L'oeuvre qui nous intéresse ici s'intitule
Histoire des Révolutions de l'Empire Romain. Pour servir de fuite
à celle des Révolutions de la République (1777 - en
deux tomes). Il s'agit de l'un des premiers textes à remettre
en question la légitimité de la postérité de
Tibère, sans pour autant s'affirmer comme un plaidoyer pour
réhabiliter le prince. Linguet cherchait à conter l'Histoire de
Rome de l'avènement d'Auguste à la mort de Caligula - le chapitre
consacré à cet empereur étant très bref. Le
règne de Tibère est présenté dans les deux tomes,
la jonction étant faite à la mort de Germanicus.
94. Massie 1983, p. 89 : « The lessons in the
arts of dissimulation and pretence, of which Tiberius seemed to great a master,
were to the taste of princes schooled by Machiavelli »
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Linguet décrit un prince dont le bilan
politique est mitigé. Néanmoins, au contraire de bien des auteurs
à cette époque, il ne nie pas les valeurs de Tibère :
certes, il fut un empereur médiocre et son caractère était
détestable, mais il fut un excellent militaire, un travailleur
sérieux et un homme
intelligent : Quelqu'un a dit qu'il n'y avoit pas
de meilleurs Princes que ceux qui n'étoient pas nés pour
l'être. Tibère démentit cruellement cette maxime,
confirmée d'ailleurs par beaucoup d'exemples.95 (...)
Il montra dès sa jeunesse des talens marqués dans tous les
genres. Il fit la guerre avec succès. Il rassura le premier, Rome et
l'Empire, lorsque la perfidie heureuse d'Arminius y eut répandu
l'effroi. Il étoit infatigable au travail. Il réunissoit une
connaissance profonde des affaires et des hommes, à la sagacité
la plus éclairée. Mais on lui reprocha toujours une humeur
sombre, un penchant à la dissimulation, qui s'allie rarement avec la
vertu, et qui couvre presque toujours de grands
vices.96
Le premier tome de cette oeuvre est essentiellement
consacré à la question militaire, suscitée par les
mutineries du Rhin et de Pannonie. Les soldats sont présentés
comme des révoltés avides, dépourvus de tout patriotisme,
et revendiquant des dons égaux à ceux qu'avaient perçus
leurs
ancêtres durant la guerre civile : Ils
s'étoient transmis par tradition le souvenir de ce que leurs
prédécesseurs y avoient gagné. Ils comparoient, en
frémissant, les richesses prodiguées aux légions des
Triumvirs dans des tems de troubles, avec l'économie qui
présidoit aux récompenses pendant la paix. Ils se rappelloient
avec transport ces partages des terres, dont on a pu voir les détails
dans l'histoire de la République.97
Tibère déprécie Germanicus, non
pour des raisons politiques, mais par des jalousies personnelles : il ne
supporte pas de voir ce jeune homme populaire et brillant qui lui fait de
l'ombre et le renvoie à sa propre solitude. Linguet dépeint une
image flatteuse de Germanicus, un héros mort trop jeune, dans des
conditions injustes et qui aurait pu être un souverain
apprécié de la postérité. Mais, sans l'en accuser,
l'auteur renvoie néanmoins à l'attaque que sa grandeur portait au
moral de l'empereur, la jalousie portant préjudice au bon
déroulement de son règne. De plus, c'est de ce désamour
que se
servent les mutinés lorsqu'ils proposent
à Germanicus de briguer le trône : Connoissant entre ces deux
Princes tant de sujets de se craindre et de se haïr, il n'est pas
étonnant que l'armée se promit l'appui du neveu, en travaillant
à détrôner l'oncle. Comme cependant la grandeur d'âme
du premier étoit connue, on n'osa pas d'abord lui en faire la
proposition. La révolte s'annonça, ainsi qu'en Hongrie, par de
simples murmures, contre un service aussi dur qu'infructueux. Mais le soldat
qui sentoit mieux les forces, se porta plus promptement à en
abuser.98
Le second tome commence par l'arrivée de
Séjan dans la politique impériale. Au lendemain de la mort de
Germanicus, Tibère libère ses bas-instincts et l'ambitieux
ministre profite de la situation pour se faire promouvoir. L'auteur
reconnaît le danger que représentait Séjan, de par son
charisme,
95. Linguet 1777, p. 44
96. Ibid, p. 44-45
97. Ibid., p. 53-54
98. Ibid., p. 83
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ses ambitions mal placées et son absence de
scrupules quand le crime était nécessaire pour servir ses
objectifs. Pourtant, il n'aurait pu causer autant d'horreurs sans complices :
Livilla apparaît comme une perverse, abandonnant ses espérances de
devenir impératrice (son mariage avec Drusus lui étant bien plus
profitable qu'une alliance avec Séjan) pour accéder à des
plaisirs déshonorants, Agrippine énerve assez Tibère pour
que l'ambitieux les dresse l'un contre l'autre et le prince lui-même, par
son caractère ombrageux, est sensible aux fourberies de Séjan,
qui excite sans cesse sa colère. Macron, son successeur, est
présenté plus que jamais comme un héritier de ces vices,
un ennemi d'autant plus dangereux pour Séjan qu'ils partagent les
mêmes pensées.
A la mort de Séjan, Tibère est un homme
fini. Son ressentiment est plus fort que jamais, son mépris l'isole de
son peuple et la fin de son règne n'est qu'une successions
d'infâmes cruautés et débauches. Néanmoins, Linguet
refuse d'admettre les récits des Anciens comme véridiques. La
perversion est une accusation grave, salissant la réputation de l'Homme,
qui plus est dénuée de crédibilité chez un
vieillard. Tout au plus, Tibère est un hédoniste incompris, dont
les plaisirs passent pour licencieux. Quant à la violence, on ne peut la
nier, mais elle ne témoigne pas de tendances cruelles : Tibère
est un homme ferme, qui ne néglige pas d'employer la manière
forte pour se faire respecter, mais ne
prend pas plaisir à torturer. Pour Linguet, de
tels actes seraient contraires à la nature humaine99:
Voilà ce que raconte Tacite, et ce que sa manière admirable
de peindre ne fera jamais croire à un Lecteur sensé. On a vu des
tyrans se baigner dans le sang de leurs sujets. La Saint Barthelemi est une
preuve du peu de cas que les Souverains font quelquefois de la vie des hommes.
(...) Mais ici ni le fanatisme, ni l'intérêt, ni l'ambition ne
pouvoient avoir lieu. Tibère régnoit seul et sans contradiction.
L'unique objet qui pouvoit lui causer quelque crainte, venoit d'être
abattu. J'ose le soutenir, la méchanceté humaine ne va point
jusqu'à verser le sang des hommes, uniquement pour s'épargner un
peu d'ennui.100
Le dernier chapitre consacré au règne de
Tibère fait office de bilan de son règne. Ce fut indubitablement
un échec, mais l'intention de faire le bien était
présente. Ce n'est que par son caractère renfrogné et par
la perversion des ambitieux que Tibère n'a pu devenir un prince
respecté, témoignant d'une attention particulière aux
besoins du peuple, à l'intelligence militaire - il
préférait des frontières stables à un empire
élargi, mais en crise - et d'une envie d'être aimé.
Certaines de ses
bonnes intentions ont même pu être
observées, à commencer par son respect du peuple :
Tibère fut un mauvais Prince sans contredit. Il se fit
détester de la noblesse. Il sacrifia les têtes les plus
élevées de l'État à sa tranquillité. Mais il
ne paroît pas que les peuples fussent à plaindre sous son
gouvernement.101
99. M.-F. David-de Palacio fait remarquer,
à juste titre, que le propos de Linguet est tragiquement ironique :
c'est cette même propension à la violence qu'il niait qui l'a
conduit dix-sept ans plus tard à l'échafaud.
100. Ibid., p. 156-157
101. Ibid., p. 162
Tibère n'est pas plus à blâmer que
les autres Césars. Pour Linguet, Jules César - alors même
qu'il est présenté comme un héros - est bien plus
méprisable que les « mauvais empereurs », Tibère et
Néron y compris, puisqu'il a conduit Rome à la guerre civile.
L'infamie ne doit se mesurer en crimes
privés (assassinats, débauches,...) mais
en fautes publiques. La postérité est donc injuste : On
trouve dans tous leurs ouvrages une méprise bien générale
et bien funeste. Ils accablent des épithetes les plus odieuses un homme
puissant, qui sacrifie à sa sureté quelques têtes de
marque. Il déifient un Prince imbécile qui abandonne une Nation
entiere aux vexations de ses Ministres, ou de leurs créatures. Ils font
l'apothéose d'un conquérant qui inonde la terre de sang, et qui
sacrifie une infinité d'hommes à l'ambition la plus
insensée.102
Faire de Linguet un défenseur de Tibère
serait une faute d'interprétation : s'il plaint l'infortune du prince
par moments, il ne peut en faire une victime et le dépeint comme un
« perdant ». Mais il est a inspiré le mouvement de
réhabilitation qui devait prendre de l'ampleur un siècle
après sa mort.
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102. Ibid., p. 163
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