b. Villemain, ou l'empereur incapable
Notre second exemple de récit antérieur aux
débats de réhabilitation date d'un siècle après
celui de Montesquieu. Il s'agit des Études de littérature
ancienne et étrangère (1849), d'Abel-François
Villemain (1790-1870). L'auteur s'intéresse à plusieurs
personnages de l'Antiquité (Hérodote, Cicéron ou
Plutarque) et de l'époque moderne (Shakespeare, Byron ou Pope). Un
chapitre est consacré à Tibère, qu'il présente
comme un tyran hypocrite, dénué de la moindre qualité de
gouvernement. L'auteur nous est connu, mais ses motivations sont
imprécises. A.-F. Villemain fut député, puis ministre de
l'Instruction publique de 1839 à 1845 sous le deuxième
ministère Soult, et
90. Ibid. p. 232
91. Ibid. p. 377-378
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vice-président du Conseil royal de
l'Instruction publique. Il fut également professeur en Sorbonne,
jusqu'en 1848, et resta, sous la République, un auteur de
référence. Ainsi, lorsqu'on connaît son
parcours politique, il n'est pas aisé de
déterminer si, lorsqu'il évoque Séjan (Toutefois on
n'osa pas suspendre l'exécution de quelques condamnés. Leurs
gardes , pour ne rien faire contre l'ordre établi , les
étranglèrent dans la prison ; horrible exactitude des bourreaux,
qui , dans notre révolution , s'est reproduite à la mort du plus
vil des
tyrans démagogues.92) il vise
Louis XVI, s'opposant ainsi à la monarchie rejetée par
Orléans - à qui il doit sa carrière, ou Robespierre,
démontrant son hostilité à la nouvelle République
destituant la monarchie.
Quelles que soient ses motivations, l'auteur n'admet
aucune sympathie pour Tibère. Il le dépeint comme un assassin,
éliminant tout personnage allant à l'encontre de ses intentions :
il empoisonne Germanicus par jalousie, Pison pour ne pas qu'il dénonce
son implication dans ce meurtre, Néron et Drusus sans motifs valables et
dans des conditions des plus honteuses et, le pire de ses crimes, ordonne
lui-même l'agonie de la fille de Séjan. Lâche et retors, il
fait porter toute responsabilité de ses crimes à autrui. Le
Sénat est forcé, pour survivre, d'encourager la délation
et, par ce fait, d'entraîner la ruine morale de Rome. Son hypocrisie n'a
d'égale que sa cupidité : il se prononce en faveur de Julie
exilée pour en récupérer des dons, feint la colère
en lisant des lettres défavorables à Auguste afin de gagner sa
confiance ou se sert de Séjan pour cacher ses crimes et les lui
attribuer dans ses Mémoires. Quant à lui attribuer toute
sympathie envers son contemporain de Judée, ce ne serait que des
inventions tardives, sans aucune légitimité.
Mais au contraire de Montesquieu, peu favorable
à ce prince mais lui reconnaissant quelques rares vertus, Villemain ne
lui trouve aucune excuse. L'aspect le plus favorable de sa politique, le soin
du
niveau de vie des Romains, serait invention et il ne
faudrait retenir de ce règne que la tyrannie : On a dit plus d'une
fois , pour expliquer la longue patience des Romains , que la tyrannie des
Césars pesait sur le sénat , que leurs cruautés, quelque
grandes qu'on les suppose, tombaient sur un petit nombre d'hommes
rapprochés du pouvoir par leur ambition et leurs intrigues; que le reste
des citoyens reposait en pleine sécurité, et qu'ainsi ces
règnes odieux dans l'histoire ont pu n'être pas malheureux pour
les peuples. Cette explication est mal fondée, même pour
Tibère, le plus habile, et partant le plus modéré de ces
despotes qui opprimèrent les Romains avec une férocité
semblable à la démence. Sa tyrannie s'étendait dans toute
l'Italie et dans les provinces : de riches citoyens de la Gaule, de l'Espagne
et de la Grèce, étaient injustement condamnés, l'un parce
qu'il avait des mines d'or que le prince confisquait à son profit , un
autre parce qu'il était suspect, un autre parce-qu'il
déplaisait.93
Au sortir du XVIIIe siècle, voire jusqu'au
milieu du XIXe, il n'est pas aisé de réhabiliter le «
Bouc
92. Villemain 1849, p. 101
93. Villemain 1849, p. 93
37
de Capri ». Toute tentative est vouée
à l'échec tant l'image est négative. Tibère reste
le personnage méprisable des Annales de Tacite, un symbole de
débauche et de cruauté, de vices nouveaux et scandaleux. Au mieux
on respecte son art de la dissimulation, qu'Allan Massie compare à celui
de Machiavel94 ou l'on se fascine pour cet homme, non pas en tant
que prince, mais en tant qu'énigme historique. Pourtant, certains
auteurs s'essaient à ce travail de réhabilitation - ou du moins,
cherchent à nuancer l'image que la postérité offrait
à Tibère. Parmi eux, Linguet.
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