II - Postérité à l'époque
moderne
a. Tibère et les Lumières
L'époque moderne n'est pas plus indulgente avec
Tibère. En France, il apparaît dans les écrits des
philosophes des Lumières. Voltaire (1694-1778) présente, dans son
Dictionnaire philosophique (1764), un tyran indigne, faisant appel
à la cruauté pour assouvir l'exercice de son pouvoir, tout en
admettant que le propos repose sur l'interprétation de sources dont la
fiabilité est discutable - nous y reviendrons à la fin du
quatrième chapitre.
Montesquieu (1689-1755) consacre un chapitre à
Tibère dans sa Considération sur les causes de la grandeur
des Romains et de leur décadence (1734). Le propos est
condamnatoire : Tibère a perverti le principat en transformant ce
système politique, maladroit mais défendable, en une tyrannie
marquée d'asservissement. Ce n'est pas tant l'échec politique que
Montesquieu critique, mais l'exercice de la peur. En régnant avec
fermeté, Tibère a annihilé la confiance que se
portaient
les Romains entre eux. La vie devenait alors
terreur87: Il y avoit une loi de majesté contre ceux qui
commettoient quelque attentat contre le peuple romain Tibère se saisit
de cette loi, et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avoit
été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses
défiances. Ce n'étoient pas seulement les actions qui lomboient
dans le cas de cette loi ; mais des paroles, des signes et des pensées
même : car ce qui se dit dans ces épanchements de coeur que la
conversation produit entre deux amis, ne peut être regardé que
comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les
festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans
les esclaves : la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant
partout, l'amitié fut regardée comme un écueil,
l'ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation
qui pouvoit rappeler, dans l'esprit des peuples le bonheur des temps
précédents.88
Par peur, les Romains s'asservissent
d'eux-mêmes, ils dénoncent le propos le plus innocent, glorifient
leur oppresseur allant jusqu'à « proposer qu'il lui fût
permis de jouir de toutes les femmes qu'il lui plairoit.89 »
(le propos concerne ici Jules César, mais il pave la voie à
ses successeurs et
86. Massie 1983, p. 8 : « When Gilles de Rais,
sometime colleague of Joan of Arc, confessed in 1440 to crimes which included
the seduction or rape and subsequent murder of some eight hundred children, he
accounted for his atrocious conduct in the following way : he had read
Suetonius, he said, and had been so impressed by his Life of the Emperor
Tiberius that he had succumbed to a desire to emulate him. Such was the
mediaeval reputation of the man whom the great German historian Mommsen was
himself to call the most capable of emperors. »
87. Dans l'élaboration de ce mémoire,
nous avons cherché à retranscrire les textes français
anciens à l'identique. Il est possible que certaines retranscriptions
aient été corrigées instinctivement, notamment en
l'absence de tout accent grave (« Tibère » devient «
Tibere »)
88. Laboulaye 1876, p. 229-230
89. Ibid., p. 231
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démontre à quel point la
servilité est odieuse). Du moins, Montesquieu ne rejette pas toute la
responsabilité de ces actes sur Tibère, qui ne fait que
réduire des libertés déjà affaiblies par
César et
Auguste. L'intention est, il le reconnaît,
républicaine : Il ne paroît pourtant point que Tibère
voulût avilir le sénat : il ne se plaignoit de rien tant que du
penchant qui entraînoit ce corps à la servitude; toute sa vie est
pleine de ses dégoûts là-dessus : mais il étoit
comme la plupart des hommes, il vouloit des choses contradictoires ; sa
politique générale n'étoit point d'accord avec ses
passions particulières. Il auroit désiré un sénat
libre, et capable de faire respecter son gouvernement; mais il vouloit aussi un
sénat qui satisfît, à tous les moments, ses craintes, ses
jalousies, ses haines; enfin, l'homme d'État cédoit
continuellement à l'homme.90
Dans un propos ultérieur, Montesquieu compare
Tibère au roi Louis XI (roi de France de 1461 à 1483). Leurs
caractères lui paraissent semblables : ce sont deux hommes
dissimulés, peu aimables voire haineux, haïs par la
postérité qui voit en eux le type même du tyran. Mais le
Romain est plus
avisé dans ses vices, les faisant moins
paraître : Tibère et Louis XI s'exilèrent de leur pays
avant de parvenir à la suprême puissance. Ils furent tous deux
braves dans les combats et timides dans la vie privée. Ils mirent leur
gloire dans l'art de dissimuler. Ils établirent une puissance
arbitraire. Ils passèrent leur vie dans le trouble et dans les remords,
et la finirent dans le secret, le silence et la haine publique. Mais si l'on
examine bien ces deux princes, on sentira d'abord combien l'un était
supérieur à l'autre. Tibère cherchait à gouverner
les hommes, Louis ne songeait qu'à les tromper. Tibère ne laissa
sortir ses vices qu'à mesure qu'il le pouvait faire impunément;
l'autre ne fut jamais le maître des siens. Tibère sut
paraître vertueux lorsqu'il fallut qu'il se montrât tel ; celui-ci
se discrédita dès le premier jour de son règne Enfin Louis
avait de la finesse, Tibère de la profondeur ; on pouvoit, avec peu
d'esprit, se défendre de Louis; le Romain mettoit des ombres devant tous
les esprits, et se déroboit à mesure que l'on commençoit
à le voir. Louis, qui n'avoit pour eux que des caresses fausses et de
petites flatteries, gagnoit les hommes par leurs propres foiblesses ; le
Romain, par la supériorité de son génie et une force
invincible qui les entraînoit. Louis réparoit assez heureusement
ses imprudences, et le Romain n'en faisoit point. Celui-ci laissoit toujours
dans le même état les choses qui pouvoient y rester, l'autre
changeoit tout avec91
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