CHAPITRE 2 -
L'EVOLUTION DE LA POSTERITE
Tel est le paradoxe du personnage : à
première vue, l'impression d'un échec, mais quand on aborde les
détails, beaucoup d'éléments qui, assemblés,
devraient en faire un acteur décisif de l'histoire du monde romain.
C'est peut-être ce qui explique l'indécision de l'historiographie
moderne à son sujet : entre l'aristocratie profondément hostile
au principat qu'évoque Pierre
Grenade, le grand politique injustement incompris que
veut défendre D. Pippidi, le monstre que dépeint Catherine Salles
et the politician, titre guère plus flatteur en anglais qu'en
français, de Barbara Levick, on a du mal à reconnaître le
même personnage. Tibère semble proposer à l'historien
moderne un mystère redoutable.
[ Emmanuel LYASSE - Tibère ]
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A. Une postérité ingrate
Au sortir de l'Antiquité, l'image de Tibère
est majoritairement celle d'un mauvais empereur. Et si sa
légitimité pouvait encore être supportée par sa
position de second des princes de Rome, d'un système politique qui
durait sur plusieurs siècles, la chute de Rome lui enleva ce
bénéfice. Alors la postérité de Tibère
devait être « ingrate » et ne plus lui accorder le moindre
pardon.
I - Postérité médiévale
La postérité médiévale de
Tibère n'offre qu'à peu de discussions, tant car elle est une
suite logique de la postérité antique et car Rome y est souvent
oubliée, les empereurs d'antan n'étant plus que de lointains
souvenirs. Lorsqu'on évoque Tibère, c'est l'image d'un mauvais
homme, d'un persécuteur qui apparaît. Dans le Livre de la
cité des dames, Christine de Pizan (en 1404-1405) présente
une Agrippine dépressive et suicidaire, cherchant la mort après
que son mari ait été victime des attaques d'un Tibère
jaloux84.
Tibère n'est guère plus que l'ennemi du
bon chrétien (ce fait, nous en reparlerons ultérieurement, en
évoquant le rapport de Tibère au Christ). Théodore de
Bèze, en 1574, dans son Droit des magistrats sur leurs sujets,
invite au respect religieux pour les autorités, même si elles sont
mauvaises. Et pour citer un mauvais empereur, il pense d'abord à «
Tybere » : S. Pierre pareillement ordonne qu'on ait
à
honorer le Roi [...]. Et ce neantmoins nul
n'ignore quels estoient les empereurs de ce temps-là, assavoir Tybere et
Néron85
Ainsi, aucune compassion n'est éprouvée
envers le tyran, le monstre cruel, l'ennemi de Dieu. Évoquer
Tibère au Moyen-Âge, c'est évoquer le spectre de l'ancien
temps, le démon païen aux vices
grotesques. Ainsi, comme nous le rapporte Allan Massie
dans The Caesars : Quand Gilles de Rais, qui fut compagnon de
Jeanne d'Arc, confessa en 1440 des crimes incluant la séduction ou le
viol et le meurtre de quelque huit-cents enfants, il justifia son atroce
conduite de la manière suivante : il avait lu Suétone, dit-il, et
avait été tant impressionné par la Vie de l'Empereur
Tibère qu'il succomba au désir de l'imiter. Ainsi était la
réputation médiévale de
84. Slera A., Remarques sur la représentation
du tyran antique dans l'oeuvre de Christine de Pizan, in Bjai 2009, p.
177
85. Huchard C., Tyrans anciens et modernes dans
les Mémoires de l'Estat de France de Simon Goulart, in Bjai 2009, p.
196
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l'homme que le grand historien allemand Mommsen
appelait lui même le plus apte des
empereurs.86
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