c. Perversion du pouvoir
Ensuite, « Le dérèglement des
Césars est lié au pouvoir absolu ». La
malédiction morale des Césars, ce que les Modernes nomment le
Césarisme, est due à l'exercice d'un pouvoir corrupteur et
procède par stades. Dans un premier temps, la débauche est
honteuse mais « innocente » : gourmandise et lubricité. Elle
devient ensuite violence, par la torture et le meurtre divertissant, une
prélude au sadisme. Enfin, les derniers mois - ou années - du
César pervers sont marqués par le massacre théâtral.
Pour Dion Cassius, c'est à la mort de Germanicus que Tibère est
devenu un mauvais homme et « après ce malheur, il
s'opéra en lui de nombreux changements, soit que son caractère
fût tel dès le principe, comme il le fit voir plus tard, soit
qu'il l'eût dissimulé pendant la vie de Germanicus, en qui il
voyait une menace contre sa puissance absolue; soit encore qu'il ait eu un bon
naturel et qu'il soit sorti de son chemin, une fois débarrassé
d'un rival.65 » S'en suit un changement de conduite
où le prince punit avec rigueur ceux qui lui manquent de respect et fait
mourir ses ennemis présumés66. Chez Suétone, la
méchanceté va crescendo : il est d'abord aigri et odieux (LIX.),
flagelle un innocent pêcheur (LX.), libère sa haine sans limites
par des meurtres et des procès inutiles (LXI.) et, enfin, se terre
à Capri tant l'humanité le débecte (LXII.). Les
qualités d'antan deviennent des vices : son sens de l'économie
devient avarice lorsqu'il confisque les richesses d'autrui67, son
sens de l'amitié devient un motif de favoritisme quand il promeut ses
compagnons de table sans juger de leurs compétences68 - tout
en trahissant certains amis sans qu'on puisse comprendre les motifs de son
geste69. Pourri par le vice, le moraliste d'antan devient lubrique
et cache ses débauches dans l'île de Capri, là où il
met en pratique des pensées obscènes, n'épargnant pas
même les enfants des familles illustres, « outrageant dans
ceux-ci une enfance modeste, dans ceux-là les images de leurs
ancêtres »70.
Dans un sixième temps, « C'est
généralement sur ses proches que le César s'exerce d'abord
à frapper ». Les victimes du tyran ne sont pas des inconnus :
ce sont ses rivaux. Et, pour contester l'autorité légitime d'un
despote, dans un régime qui repose sur l'hérédité,
les principaux acteurs seraient les membres de la famille : frères,
cousins, neveux,... On pensera à l'image du matricide Néron ou
aux accusations de meurtre rencontrées par Domitien au lendemain de la
mort de son frère
65. Dion Cassius, Livre 57, XIII.
66. Ibid., XIX.
67. Ibid., Livre 58, XVI.
68. Suétone, Tibère,
XLII.
69. Dion Cassius, Livre 58, XXII.
70. Tacite, Livre 6, I.
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Titus. Tacite présente longuement, dans un
souci de chronologie, les assassinats commis au nom de la
méchanceté de Tibère. C'est d'abord la tête «
suspecte et odieuse » de Postumus qui doit tomber, par crainte
d'un rival à son nouveau pouvoir71. C'est ensuite Germanicus
qui est empoisonné par Pison, selon la légende en s'aidant de la
magie, tandis que le prince vaniteux ignore ce décès - dont il
porte la responsabilité72. Par l'intermédiaire de
Séjan, il ne songe qu'à « détruire les enfants de
Germanicus, qui devaient naturellement succéder à l'empire
», accusant de révolte leur mère Agrippine et
s'entourant d'adroits calomniateurs73. Ses victimes meurent dans
l'horreur, Drusus III poursuivi « jusque dans le tombeau »,
dont on épiait « le visage, les gémissements, les
soupirs les plus secrets74 », Agrippine outragée
par l'injure après sa mort, Tibère regrettant de ne pas l'avoir
étranglée ou jetée aux Gémonies plus tôt et
instaurant une fête pour célébrer le jour de sa
mort75. Même horreur dans le récit de Suétone
où le cheminement suit son impiété familiale : il
dénonce un prétendu complot de son frère (L.), ne respecte
pas sa propre mère ( LI.), n'aime pas ses enfants - allant
jusqu'à faire tuer Germanicus (LII.), accable sa bru (LIII.) et
persécute ses petits-fils (LIV.).
La septième partie, « César
enfin devient son propre spectateur » est, aux dires de l'auteur, peu
adaptées aux prédécesseurs de Caligula, si ce n'est dans
leur fatalisme : Tibère n'est pas son propre spectateur, mais il est
celui de la crise romaine, qu'il observe depuis son île
reculée.
Enfin, « l'aboutissement inéluctable
du Césarisme » passe par la démence, la terreur
imposée et ressentie et la mort violente et sordide. Condamné
moralement pour ses crimes, le mauvais prince sombre dans la paranoïa,
craint la mort et soupçonne les complots, ne trouve pas la paix
intérieure et n'échappe pas à l'assassinat. Dans ses vieux
jours, Tibère est soupçonné de
démence76. Défaitiste et empli de ressentiment, il lui
revient en mémoire la stratégie de son prédécesseur
: choisir un mauvais successeur pour chercher « la gloire dans un
odieux contraste77». Il nomme alors son petit-fils adoptif
Caius en souhaitant « qu'après [lui] brûle toute la
terre78». Mourant indignement, une injustice qui sied
à ce tyran, il finit étouffé « sous un amas de
vêtements épais » par son ministre Macron qui avait
compris qu'il lui fallait « abandonner le soleil couchant pour
s'empresser au soleil levant79». Au préalable, il
avait eu une faiblesse et l'on crut qu'il était déjà mort
: sa fin ne fut donc
71. Ibid., Livre 1, VI.
72. Ibid., Livre 2, LXIX.-LXXXIV.
73. Ibid., Livre 4, XII.
74. Ibid., Livre 6, XXIV.
75. Ibid., XXV.
76. Dion Cassius, Livre 57, XXIII.
77. Tacite, Livre 1, X.
78. Dion Cassius, Livre 58, XXIII.
79. Ibid., XXVIII.
pas aussi douce qu'il le voulait80. Ainsi
s'achève la vie de ce prince, une vie que Tacite résume à
la fin du sixième livre des Annales81.
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