III - La Vie de Tibère
La plupart des Modernes désireux
d'étudier les Césars comparent implicitement les sources
anciennes pour se faire leur propre opinion sur la véritable
personnalité des princes. Mais rares sont les études à y
être consacrées : à notre connaissance, il n'existe que
l'ouvrage de Manfred Baar, Das Bild des Kaisers Tiberius bei Tacitus,
Sueton und Cassius Dio (1990), en langue allemande et dont aucune
traduction n'a été apportée. Non que le propos soit
inintéressant ou trop ardu, mais il est difficile de mettre sur un pied
d'égalité des auteurs qui, selon l'historiographie, ont des
qualités toutes différentes : va-t-on accorder la même
place aux Annales de Tacite qu'aux compliments de Velleius ? De
même, ils ne suivent pas le même objectif ni le même plan :
Tacite, en annaliste, est attaché au respect de la chronologie,
Suétone n'y porte aucune attention et Velleius ne traite pas des
événements fâcheux cités par ses « rivaux
». Toutefois, Roger Vailland, dans Suétone, Les Douze
Césars (1967), met en évidence un plan commun aux auteurs de
l'Antiquité. S'intéressant à une seule de nos sources
majeures, il reconstitue un fil rouge commun à chacune des
Vies, en huit temps.
Nous ne cherchons pas ici à opposer les quatre
sources définies comme « majeures » les unes aux autres : le
propos serait fastidieux et là n'est pas le propos principal de notre
étude. Nous nous contenterons de les relier selon le plan de R.
Vailland, afin de déceler des poncifs communs, ceux là même
qui ont influencé des siècles d'historiographie. Nous commencions
ce chapitre par la biographie de Tibère telle que la présenterait
un Moderne tenant de résumer la vie de cet homme, nous le terminons par
une biographie constituée d'éléments structurants, communs
à chaque César, de l'évolution de la vie d'un prince, de
sa jeunesse prometteuse à sa fin odieuse.
a. Vie avant le pouvoir
39. Vailland 1967, p. 171
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En premier lieu, « le César est un
homme comme un autre ». Tout comme le disait G. Maranon, auteur que
nous citerons abondamment dans cette étude : « Les empereurs,
que cela plaise ou non à la légende, meurent parfois comme de
simples mortels40». Si le prince a une position
privilégiée, une ascendance illustre, des richesses abondantes,
il n'est ni plus ni moins humain que ses sujets. Ainsi Suétone
présente le physique de chaque César, comme pour «
démystifier » les personnages : du corps parsemé de taches
d'Auguste41 à l'excroissance au flanc de Galba42
en passant par les cheveux rares de Caligula43, le corps du
souverain n'est pas meilleur que celui d'autrui. Même désir de ne
pas mettre le prince sur un piédestal chez Tacite : les vies des
Césars furent falsifiées par la crainte durant leur règne
puis par la haine après leur mort, et un bon historien - ce que Tacite
souhaite être - se doit de restituer la vérité « sans
colère comme sans faveur44».
Ensuite, « Avant d'atteindre le pouvoir
suprême, la plupart des Césars manifestent de grandes
qualités militaires et politiques ». C'est un fait : tous
reconnaissent l'implication de Tibère dans les campagnes en Germanie et
en Pannonie, et ne peuvent que saluer ses valeurs. Suétone rapporte les
actions militaires d'un soldat valeureux, tribun militaire chez les Cantabres
puis général en Germanie et en Pannonie45, livrant des
combats glorieux sans rechercher la flatterie personnelle : à la mort de
Varus, il diffère la date de son triomphe et refuse des titres
honorifiques46. Sur les campagnes de Tibère, on peut se
reposer sur le récit de Velleius Paterculus : il a combattu à ses
côtés et garde un profond respect pour son général.
Dans ce souci de glorifier son supérieur hiérarchique, Paterculus
prend une liberté d'écriture, présentant la mission en
Arménie comme un succès total (« il
pénétra en Arménie avec ses légions, rangea ce pays
sous la domination du peuple romain et en remit le sceptre au roi
Artavasde47 ») : en réalité il n'eut
qu'à soutenir celui dont les partisans avaient déjà occis
le rival. Il fait longuement le récit des campagnes en Germanie
(XCV.-XCVII. pour la période précédent son entrée
dans les rangs de l'armée, CIV.-CVI. pour leurs combats communs) et en
Pannonie (CX.-CXV.). L'auteur ne tarit pas d'éloges sur les
réussites des troupes romaines qui « parcoururent la Germanie
entière ; [vainquant] des peuples aux noms presque inconnus et la nation
des Cauches rentra dans l'obéissance. Toute leur armée, foule
immense de jeunes hommes aux corps gigantesques, se soumit, bien qu'elle
fût protégée par la nature du terrain ; entourée de
soldats dont les
40. Maranon 1956, p. 175
41. Suétone, Auguste, LXXX.
42. Suétone, Galba, XXI.
43. Suétone, Caligula, L.
44. Tacite, Livre I., I.
45. Suétone, Tibère,
IX.
46. Ibid., XVI.-XVII.
47. Velleius Paterculus, XCIV.
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armes étincelaient, elle vint se prosterner, avec
ses chefs, devant le tribunal de Tibère.48 »
Toujours selon lui, Tibère était un homme illustre,
« remarquable par sa naissance, sa beauté, sa taille, ses
excellentes études et sa grande intelligence » ayant
déjà l'apparence d'un prince dans sa jeunesse49. Cet
homme vertueux, il le servit « pendant neuf
années consécutives, soit comme préfet, soit comme
légat » et fut « témoin de ses divins
exploits (...) [ne croyant] pas qu'il puisse être donné à
un homme de voir une nouvelle fois un spectacle semblable à celui dont
[il jouit], quand, dans la région la plus peuplée de l'Italie,
dans toute l'étendue des provinces de Gaule, tous, revoyant leur vieux
général, dont les mérites et les vertus avaient fait un
César avant qu'il en reçût le nom, se félicitaient
pour eux-mêmes plus encore que pour lui.50 ».
Ces valeurs, Auguste les a reconnu. Malgré son désamour pour
Tibère, il l'adopte dans l'intérêt de
l'État51.
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