b. La mauvaise foi des Anciens
Pour arriver à ses fins, Suétone
n'hésite pas à masquer la vérité, ou du moins
à présenter son récit comme il convient pour supporter ses
théories. Si, au cours de ses recherches, un point lui a semblé
aller à l'encontre de sa pensée, il l'aura exclu ou l'aura
déformé avant d'y faire référence. Sa vision de la
mort des Césars semble aller dans ce sens.
Dans son objectif de dénoncer le mauvais
souverain et de glorifier le bon, Suétone souligne
particulièrement les morts indignes des tyrans. Aux morts calmes
d'Auguste et Vespasien, morts dans leur lit, entourés de leurs amis,
l'auteur oppose les fins atroces des mauvais : Caligula est passé au fil
de l'épée, Vitellius est humilié publiquement avant
d'être égorgé, Domitien lutte en vain pour crever les yeux
de celui qui l'étrangle. Le destin a une morale. Mais Suétone
fait preuve de mauvaise foi : il élude au mieux la mort de Titus,
agonisant à la suite d'une maladie. Il ne fait aucun doute que l'auteur
ait cherché à ignorer au mieux ce fait qui allait à
l'encontre de la morale prônée : un bon souverain doit mourir
âgé et serein, ou assassiné injustement par les
méchants dans la fleur de l'âge, non de la peste à 41 ans.
Pour y remédier, il accuse Domitien d'avoir précipité la
mort de son frère, un motif qui semble plus s'accorder à la
morale : ce n'est pas le destin qui a voulu supprimer cet homme bon, mais la
jalousie d'un César pervers et cruel. Alors la mort de Titus est
contée deux fois : dans sa Vie pour conclure un court
règne prometteur, et dans celle de Domitien pour dénoncer les
vices du nouveau prince36. Il en va de même pour
Tibère, à la différence que Suétone ne
témoigne d'aucune sympathie pour aucun d'entre eux. Dans la Vie de
Tibère, il ne prend
35. Gascou 1984, p. 799-800
36. Ibid., p. 385-386
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pas parti sur les causes de la mort de Tibère
mais, qu'il ait péri seul en cherchant de l'aide ou qu'il ait
été assassiné par son successeur, celle-ci fut atroce et
constitue le châtiment d'un règne où s'accumulaient les
vices. Dans la Vie de Caligula, il revient sur ce même
événement pour en faire une lecture incontestable : Caligula a
tué Tibère, une abominable première action pour le nouveau
prince (et qui fait écho à la priorité de son
prédécesseur en l'an 14 : condamner son rival
Postumus)37.
Nous l'évoquions précédemment,
Suétone suit un plan thématique et n'accorde que peu
d'égards à la chronologie. Ce qui peut paraître un choix
intéressant nuit à sa crédibilité : en l'ignorant,
il semble mettre en scène les événements à sa guise
et manque d'objectivité. Dans le cas de Tibère, l'auteur cherche
à diviser sa vie en deux grandes périodes : une bonté
feinte, où sa perversité est dissimulée, et une
libération progressive de ses vices alors que ses proches disparaissent.
Alors Suétone manipule la chronologie pour faire paraître le mal
dans les dernières années du règne alors même que
les événements cités peuvent être situés,
à la lecture des Anciens, aux premières années du
principat de Tibère. Ainsi, énumérant des actes ignobles
postérieurs à l'an 25, il conclut par la condamnation de Vonones,
roi des Parthes. Celui-ci, réfugié à Antioche aurait
été assassiné afin d'être dépouillé de
ses richesses : non seulement l'appât du gain est odieux, mais il se fait
au détriment d'un souverain, qui plus est un allié de Rome qui
est censé être sous la protection de celui qui l'attaque. En
confrontant Suétone aux autres sources, on aperçoit qu'il est le
seul à accuser Tibère : il semble que ce soit un soldat romain
qui l'ait mis à mort alors qu'il tentait de pénétrer
l'Arménie, sans que le prince ait donné le moindre ordre. De
plus, et c'est là notre propos, si Suétone ne date pas cet
événement, Tacite le fait : Vonones est mort en 19. Alors
l'auteur, pour affirmer sa thèse d'une progression chronologique des
vices de Tibère, se sert d'un événement survenu dans le
premier quart de son règne, bien avant la prétendue date de la
révélation de ses débauches (Germanicus est encore en
vie). Ce qui paraissait logique et défendable à la lecture seule
de Suétone devient une falsification de
l'Histoire38.
Alors les Vies constituent une source
intéressante sur le monde romain, car elles nous renseignent sur les
préjugés d'un homme sur les règnes précédent
sa naissance, motivés par son entourage, son vécu et la situation
politique de son époque, mais ne doivent pas être lues comme un
récit sans failles. Suétone est un romancier, un
prédécesseur du marquis de Sade selon Roger Vailland, qui ressent
la même « angoisse surmontée », la «
torpeur » et les « moiteurs » en lisant
Juliette ou les
37. Ibid., p. 381
38. Ibid., p. 409-410
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Prospérités du Vice : il conte
la débauche, l'outrage à la morale39. Et
Suétone n'est pas le seul à blâmer : certes, il est celui
qui verse le plus dans la caricature, mais n'allons pas croire que Tacite ou
Dion aient réalisé leurs ouvrages en toute bonne foi. Les motifs
sont multiples - préjugés, opinions politiques, désir de
romancer l'Histoire - mais tous ont un même objectif : un souci de
vraisemblance en se servant des faits du passé à leur propre
compte.
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