II - Objectifs des auteurs
a. Critiquer le tyran
A l'exception de Velleius, aucun des auteurs de
référence n'a connu Tibère. Alors, pourquoi autant de
détails sur la vie de ce personnage apparemment haï si plusieurs
générations les séparent de sa mort et si la dynastie
qu'il portait au pouvoir a été renversée ? Les raisons
sont symboliques autant que politiques.
Des trois critiques de Tibère, Suétone
est sans aucun doute le plus décrié, car le plus caricatural.
L'essayiste Roger Vailland (1907-1965) consacre une étude à cet
auteur. Suétone, selon lui, n'a pas eu le projet d'écrire un
récit du règne des douze premiers Césars - si tel
était l'objectif, il a échoué par sa propension à
l'anecdote - mais celui de réaliser une étude historique et
critique sur la tyrannie
30. Lyasse 2011, p. 12
31. Ibid., p. 89
22
qui met fin aux démocraties32.
L'auteur étant adhérent au Parti Communiste Français et,
semble-t-il, moins convaincu par la politique de l'URSS, il est possible qu'il
ait vu en Staline le type même du tyran Suétonien : c'est suivant
ce propos qu'il compare les tyrans de l'Antiquité au dirigeant
soviétique qui, selon les Mémoires de guerre de Charles
de Gaulle, avait menacé son interprète de l'envoyer en
Sibérie car il connaissait trop de dossiers confidentiels pour passer
à table, comme si de rien n'était.
Le tyran, tel que le définit Suétone,
est empli de perversité et fait appel à une bonté
illusoire qui ne fonctionne que par la peur qu'il engendre. Le César
n'est ni plus ni moins qu'un égal du calife Haroun Al-Rachid des
Mille et une nuits, qui feint l'ennui pour que son serviteur lui
propose bien des divertissements avant de suggérer de se faire mettre
à mort pour contenter son souverain. A cette annonce, ce dernier ne
cache plus sa joie et épargne sa victime : la peur l'a fait rire. Le
tyran ne trouve le plaisir que dans l'abus et la cruauté, affirmant sa
souveraineté par la haine : de débauches infantiles, il passe
à la violence33. On caricature l'excès pour qu'il soit
plus marqué et ce qui passe pour des accès de bonté est,
en réalité, illusoire. Si Tibère a refusé dans un
premier temps d'assumer le principat, c'est par hypocrisie. S'il a
présenté son départ pour Rhodes comme un service rendu
à Caius et Lucius, c'est toujours par hypocrisie.
Suétone feint de se comporter en scientifique
en examinant les vices des Césars séparément, comme les
symptômes d'une maladie : le fameux Césarisme. Tel un
médecin, il cherche à isoler les raisons de la haine des tyrans,
à caricaturer leurs travers pour mieux définir le despotisme. A
la lecture de ses Vies, on ne perçoit pas un récit
historique, mais davantage l'oeuvre d'un moraliste : le modèle de ce que
ne doit pas réaliser le souverain tout puissant s'il veut rester un
homme bon dans sa postérité. Si le texte s'adresse, comme ont
pensé bien des historiens, aux Antonins, c'est pour leur conseiller de
suivre l'exemple de Titus ou d'Auguste, des empereurs bons dont les travers
n'étaient qu'illusoires, plutôt que de se comporter comme le
goinfre Vitellius, le fou Caligula ou l'infantile Néron. Il
définit ainsi le Césarisme, la « domination des princes
portés au gouvernement par la démocratie, mais revêtus d'un
pouvoir absolu34».
Jacques Gascou, dans son Suétone
historien, formule ce propos : Suétone, il est vrai, n'est pas
un
« idéologue ». Il n'a pas eu le
dessein de mettre en forme des réflexions suivies sur le prince, sur le
pouvoir impérial, sur l'histoire. Pourtant, son oeuvre n'est pas
gratuite et il n'a pas entrepris de relater les vies des douze Césars
pour le
32. Vailland 1967, p. 174-175
33. Ibid., p. 225
34. Ibid., p. 176
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seul plaisir de raconter ou par simple vanité
d'étaler une riche érudition. Il n'est pas dénué
d'intentions et d'idées ; mais ces idées et ces intentions, il
les exprime de façon concrète et indirecte. Il faut, en lisant
Suétone, prendre garde au fait que sous l'apparence anecdotique se cache
souvent une démonstration implicite. Quand il parle d'un prince, de ses
vertus, de ses vices, de sa politique, il fait en même temps
référence au prince idéal, comme s'il disposait d'une
« grille » qui lui permettrait d'instruire le procès ou de
faire l'apologie de chaque César. (...) Il n'est pas douteux non plus
qu'il ne pense à Hadrien et que, sans faire oeuvre de courtisan, il ne
soit soucieux de faire valoir discrètement les mérites de son
maître, soit en montrant que les meilleurs des Césars ont
possédé les mêmes vertus ou ont mené la même
politique que lui, soit en étalant les vices ou les fautes politiques
des mauvais princes, dont Hadrien est exempt. Suétone a aussi des
idées sur le principat. Il croit à la monarchie impériale,
qui est voulue par les dieux et qui est « l'optimus status », le seul
capable d'assurer le bonheur du peuple romain : il est vrai qu'il en est la
condition nécessaire, mais non la condition suffisante. Il faut aussi
que le prince possède la « moderatio » et « l'abstinentia
» et rejette tout esprit tyrannique : après bien des
tâtonnements et des expériences désastreuses, le principat
est entré avec les premiers Antonins dans la voie durable d'une
monarchie fondée sur ces vertus35.
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