b. Critique de leur démarche
Toutefois, cette dernière attention, celle de
ne retenir que les sources qu'ils jugeaient fiables fut sujette à des
critiques de la part des Modernes. Le reproche adressé à Tacite
est le même que celui concernant Suétone : un parti pris et un
soin de choisir les sources selon qu'elles infirment ou non le propos
désiré. On ignore quels furent précisément les
textes lus par ces auteurs, et l'on ne doutera pas de l'état de leur
bibliographie, mais force est de constater qu'ils s'inspirent essentiellement
de propos hostiles à Tibère et que les rares mentions qui lui
sont favorables viennent d'un courant probablement non négligeable mais
qu'ils jugeaient peu fiables, ou contraires à la thèse qu'ils
défendaient. Velleius ne trouve que peu d'échos tant chez l'un
que chez l'autre, sans doute taxé d'adulation (peut-être aussi son
témoignage a été surévalué par la
postérité, en l'absence d'autres textes de tradition moins
hostile à Tibère).
Il leur est également reproché d'avoir
collecté une part trop importante de leurs sources dans les rumeurs
populaires et les Mémoires d'individus. Ni les unes ni les autres ne
devaient être prises au mot, surtout en une période de crise
transitionnelle, telle que fut le règne de Tibère, dans le sens
où elles étaient forcément hostiles à celui qui
régnait, comme on le jugeait responsable des troubles contre lesquels il
luttait. Ainsi, Jacques Gascou déplore ce fait, qu'il voit toujours
à l'action dans une moindre mesure au vingtième siècle,
quand on se fait une idée d'un personnage public à la simple
mention des journaux et de l'avis populaire : il faut un coupable aux maux
d'une époque. Alors que les sources « sérieuses » lui
manquent, l'historien n'a d'autre recours que de suivre la solution de
facilité et user de témoignages qui ont bien des chances de
« distordre, d'omettre,
d'exagérer29».
Mais il ne faut déprécier en bloc les
Anciens pour ce travers. S'ils se servent de sources que l'historien moderne
jugerait « mauvaises », il est évident qu'ils en ont
consulté un grand nombre, qu'ils ont opéré un choix,
comparé les opinions pour en saisir les aspects les plus dignes
d'intérêts à leurs yeux, suivant une démarche
d'historien qu'on ne peut contester. Des sources originales, nous
29. Gascou 1984, p. 293-294
21
ne possédons qu'un pauvre échantillon,
inutilisable en la forme. Ainsi Tacite peut être accusé de se
servir des sources selon son bon vouloir, mais on ne peut revenir à la
base de sa réflexion et il est évident qu'il ne s'est pas
contenté d'une source unique. On fait, à tort, de Tacite l'ennemi
de Tibère, alors même que son propos est nuancé : le prince
a beaucoup de torts, mais il admet certaines qualités qu'on ne doit lui
nier. Pour arriver à une telle idée, il a dû confronter les
récits contemporains aux événements traités,
récits qui devaient être soit hostiles en tout points, soit
admiratifs au point d'en devenir naïfs. Alors par ce travail de
compilation, on ne peut négliger l'apport du travail des Anciens,
ceux-ci s'efforçant de trouver un juste milieu entre le Tibère
« tout noir » et le Tibère « tout blanc » - souvent
sans grand succès. C'est le propos d'Emmanuel Lyasse, fortement
opposé au récit de Velleius (il parle de ses «
bêlements admiratifs30»), à propos de la
transition entre les règnes d'Auguste et de Tibère, là
où s'achève le récit de Paterculus et commence
celui de Tacite : « Le second est enfin
devenu premier. Avant de le retrouver dans ce nouveau rôle, il faut
observer que ce n'est pas, pour nous, le seul changement qui se produit
à cette date. En même temps que sa position, les moyens de notre
perception changent aussi : nous perdons rapidement Velleius, qui borne,
prudemment, à la mort d'Auguste son récit chronologique, nous
trouvons Tacite, qui y fait commencer ses Annales. L'historien moderne gagne
incontestablement au change. Il n'est pas certain que Tibère y perde :
troquer un adorateur naïf et maladroit contre un censeur impitoyable,
à priori hostile, mais qui cherche à comprendre et expliquer ce
qu'il condamne n'est pas forcément une mauvaise affaire31.
»
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