ANNEXE 5 - Une vie sans retraite
[ Barbara LEVICK, Tiberius the politician, 1999
]
p. 179-180
Tibère, l'homme, est un tout unifié,
compréhensible. Il est façonné par son ascendance
(hérédité, éducation et émulation). Le
garçon à l'esprit éveillé à
été amené à la guerre, domaine où excellent
les Nérons, a embrassé les principes politiques de son
grand-père Claude, mort le mois même de sa naissance, et des
goûts esthétiques. Il ne pouvait échapper à ce
patrimoine, mais ne souhaitait pas même le faire ; c'était une
bonne chose. Tibère est devenu fataliste, féru d'astrologie, une
doctrine tout à fait compatible avec le stoïcisme des Romains
conservateurs. L'ambition naturelle d'un Romain de bonne famille, satisfaite
par une jeunesse en tant que beau-fils d'un prince, l'a forcé à
des compromis. Ses responsabilités, envers son beau-père et sa
classe, ont opprimé le jeune homme, et il a du vite apprendre la
convivialité. Montrant ses talents dans tout l'Empire sous Auguste, il
sut seulement voir que le principat devait prendre une forme compatible avec sa
propre doctrine de suprématie sénatoriale. S'étant un jour
compromis, il devint sensible aux imputations de malhonnêteté et
à l'ambition sournoise, réagissant violemment à la
suspicion et à l'hostilité de sa femme et de ses beaux-fils.
Pourtant, il y a quelque chose dans l'incompréhension de ses pairs dont
il se délectait. Pire étaient les accusations, plus le Prince se
cachait dans la vertu de sa conscience, dans ce sentiment de
supériorité qui le maintenait hors de l'humanité qu'il
voulait voir comme égale à lui-même (ce qui lui a valu une
réputation d'arrogant et d'hypocrite). Lorsque les calomnies de Julie
furent répétées par Agrippine, il lui était naturel
de se retirer à nouveau, cette fois à Capri, avec les amis qui
partageaient ses idées. Devenant de plus en plus lui-même avec
l'âge, il en est peut être venu à savourer la
dégradation et la peur des sénateurs ; l'impatience le faisant
tomber dans la cruauté. L'homme devint plus difficile, plus difficile
à comprendre, retiré sur son île et en son for
intérieur. Il était conscient de ses obligations envers ses
sujets, mais c'était les obligations d'un noble envers ses clients,
élevées à un haut degré par la position dans
laquelle il se trouvait. D'abord vint le peuple romain et l'Italie, et son sens
du devoir envers eux était suffisant pour qu'il interrompe sa solitude.
Les provinces venaient ensuite, si l'aide pécuniaire était
disponible au moment des catastrophes. Il est vain de porter un jugement,
favorable ou défavorable, sur son «administration» des
provinces. Il a rencontré ce qu'il considérait comme ses
obligations ponctuellement, sinon avec diligence. Lui reprocher de ne pas faire
avancer le statut juridique ou la prospérité économique de
ses sujets est déplacé. Il n'avait aucune idée d'un tel
objectif. Les hommes cherchent leur propre bien-être matériel
(à condition de n'être pas dépassés par accident) ;
il en va de même pour l'état, ce qui était disponible
(comme toujours) pour les hommes de valeur. En fin de compte, Tibère
n'aurait pas pu refuser le dernier recours d'un politicien
dégoûté : la retraite. Tibère ne fut jamais
exilé, et de Rhodes il devait sentir l'indignation d'un Rutilius Rufus.
La retraite à Capri était l'incarnation la plus proche d'une
retraite qu'un prince pouvait approcher, suivant l'exemple d'un Lucullus. Il ne
pouvait pas savoir, bien entendu, que le premier Prince à abdiquer
serait Dioclétien, deux siècles et demi plus tard. Dans son
ignorance, Tibère l'avait presque atteint, et il croyait avoir
mérité le repos.
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