ANNEXE 6 - L'érotisme dans l'horreur
[ Gaston DERYS, La Volptueuse Agonie, 1900
]
L'amitié passionnée que Tibère
avait vouée à Elius Séjean, préfet du
prétoire se changea, dès que l'empereur connu, par ses espions
et par sa propre perspicacité, que l'ambition du favori ne reculerait
point devant un régicide, en une haine féroce et insatiable
qui, pour se mieux satisfaire, se masqua d'hypocrisie.
Le souvenir des honneurs accordés au
préfet attisa la ressentiment de César. Dévoré de
rage, il évoqua le temps où il l'avait solennellement
décoré du titre de « compagnon de ses travaux », et
où il avait exigé que ses images fussent saluées au
forum, au théâtre et à la tête des légions. Et
il rêvait la perte de Séjean quand, tout à coup, se
révéla la conspiration que celui-ci, acculé, tramait
dans la débâcle de ses espérances.
Avec autant d'ardeur qu'il en avais mis à
encenser Séjean tout puissant, le Sénat applaudit à son
supplice et poursuivit sans relâche ses parents, ses clients, ses amis.
Pour se débarrasser des hommes gênants, on leur découvrit
des liens d'affection avec le condamné. Rome connut des jours de deuil,
de boue et de sang. Cependant, deux des enfants de l'ancien favori avaient,
à cause de leur jeunesse, échappé au carnage. Autant pour
calmer la grondante colère de la plèbe, avide d'infamie, que pour
assouvir, jusque dans l'innocente postérité d'Elius, une
vengeance avilissante, Tibère
ordonna qu'ils fussent traînés en
prison.
Il y avait un adolescent et une vierge, presque
enfant. Sans délai, le mâle fut livré au bourreau. La jeune
fille attendit son sort quelques jours. Malgré Caprée,
malgré une longue habitude du crime et de la cruauté,
César hésitait, peut- être par
crainte des Dieux, à trancher la fleur de cette frêle vie
ignorante, car il était inouï qu'une vierge fût punie de
la peine capitale. Tibère trouva dans l'ignominie de son âme un
expédient qui lui permit de concilier sa haine exterminatrice et ses
scrupules. Il manda le bourreau et ricana :
- Viole-la d'abord. Il ne sera pas dit que
César a fait répandre le sang d'une vierge.
Ce bourreau était un Germain que l'on avait
ramené couvert de fers à Rome, lors de la révolte des
Frisons. Poilu comme un ours, d'une taille prodigieuse, dépassant de
la tête les plus grands des Romains, balançant, au bout de
longs bras noueux et durs comme des chênes, des poings pareils
à des béliers, on le destina aux jeux du
Cirque. Complètement nu, armé de ses seuls poings, il avait
une fois tué et mutilé trois gladiateurs protégés
par le casque, le bouclier, les jambarts et le glaive. A cause de sa vigueur
et de sa férocité, Tibère l'estimait : il trouvait en lui
un précieux et aveugle auxiliaire pour ses crimes. Il s'était
attaché le rebelle vaincu, et du paria avait fait un bourreau. Quand
le Frison pénétra dans le cachot où se lamentait la fille
de Séjean, la vierge, effrayée par l'apparition du monstre
velu, poussa un cri de terreur, et son premier mouvement fut de cacher son
visage derrière ses doigts amaigris. Pendant quelques instants, le
barbare jouit de l'effroi sanglotant de sa victime. Puis sa main rejeta les
couvertures du grabat, et brusquement déchira la tunique intime de
lin blanc, et le petit corps de la jeune fille fut nu et
crispé d'épouvante devant son désir et ses yeux
sanglants.
Tout en elle était fragile, délicat
et puéril. La nubilité n'avait pas encore gonflé sa
poitrine garçonnière, et sur ses seins mignards
s'éveillait, promesse fleurie, un bouton de rose apriline. Sous la
sveltesse harmonieuse de ses bras
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implorants, s'estompait vaguement une mousse
d'ombre fauve. Ses jambes étaient fragiles et légères
comme celles de Diane. Ses larmes jaillirent et sa voix
supplia.
Avec un rugissement, le Frison, haletant, se jeta
sur la douce proie blanche. Il l'enferma dans la force implacable de
ses bras, l'écrasa contre sa poitrine de cynocéphale, lui
souffla une haleine de forge, meurtrit ses flancs sous son
élan fougueux. La petite bouche frivole et mutine de l'enfant
s'élargit pour des hurlées de douleur. Sa chair,
torturée, pantela. Dans l'étreinte victorieuse du Germain,
elle fut perdue et ballottée comme une trirème roulée au
sein de la tempête. Soudain, une souffrance plus lancinante la
tarauda, et - miracle ! - dans un grand cri puissant, s'acheva
en volupté.
Ainsi la fille de Séjean devint
femme.
Satisfaite, la brute velue contempla la
pâmoison accablée de celle qu'il venait d'initier à
l'amour, avec cette reconnaissance heureuse et inconsciente que les hommes
ont pour les femmes, après le spasme. Un peu de pitié
amollit son coeur. Il songea avec amertume que bientôt, par la
volonté de César, cette chair qu'il avait fait vibrer sous
son baiser connaîtrait la rigidité de la mort. Et comme la
jeune fille demeurait immobile, les doigts crispés, la
tête renversée, il la prit dans ses bras, inquiet, et la
berça avec de gauches câlineries.
Elle ouvrit les yeux. Nulle haine n'aiguisa son
regard. Ses prunelles furent pleines de flammes et de langueur. Lasse
et faible, elle se trouvait heureuse et calme, pelotonnée comme son
torse chaud et palpitant. Il ne lui voulait point de mal, puisqu'il la
caressait, pensa-t-elle. Et ses petites mains joueuses se cachèrent dans
sa barbe. Une fierté montait en elle, à cause des
mystères dévoilés. De nouveau, le Frison la pétrit
sous son étreinte frénétique. Les tortures
précédentes s'abolirent. Le même hymne de joie
bramée roucoula dans leurs gorges.
Et la nuit s'acheva délirante et
bestiale...
... Lorsque après quelques heures d'un
sommeil de plomb, le Frison se réveilla, une chaleur aux lombes, une
lourdeur aux tempes, il se demanda en contemplant la nudité
grêle et gracieuse de la jeune fille et au souvenir des
gestes nocturnes, s'il ne valait pas mieux fuit, n'importe où, avec
l'amoureuse dans ses bras, que d'obéir à l'empereur. Puis
il réfléchit que Rome grouillait de délateurs, que ce
projet était irréalisable, qu'il possédait la confiance de
Tibère, et que de belles patriciennes, pour savourer la secousse
formidable de son étreinte, prodiguaient leur or.
Il attendit que sa maîtresse d'une nuit
ouvrît les yeux, lui donna l'aumône d'une suprême caresse, et
comme elle criait sa ferveur, la prunelle dilatée, envoya, d'une
brève pression de ses doigts de fer sur la gorge frémissante, son
âme dans
l'éternité.
Ainsi Tibère, qui pour que les Dieux ne lui
reprochassent point la mort d'une vierge, et par raffinement de cruauté,
avait ordonné - comme le rapporte Tacite - que la fille de Séjean
fût violée avant d'être étranglée,
prépara à sa victime une
voluptueuse agonie...
Sources Antiques
AURELIUS VICTOR, Livre des Césars (trad.
C. BOUIX, 2011)
CRINAGORAS, Anthologie grecque (trad. K.
CHISHOLM, 1981)
DION CASSIUS, Histoire Romaine, Tomes LIV à
LVIII (trad. E. GROS, 1866)
EUTROPE, Abrégé d'Histoire Romaine
(trad. E. LYASSE, 2011)
FLAVIUS JOSEPHE, Antiquités juives (trad.
C. BOUIX, 2011)
JULIEN, Le Banquet (trad. C. LACOMBRADE,
1964)
OVIDE, Tristes (trad. C. BOUIX,
2011)
PETRONE, Satiricon (trad. G. PUCCINI,
1995)
SUETONE, Vies des Douze Césars (trad. H.
AILLOUD, 1961)
TACITE, Annales, Livres I à VI (trad. J.
L. BURNOUF, 1859)
VELLEIUS PATERCULUS, Histoire Romaine, Tome Second
(trad. P. HAINSSELIN et H. WATELET, 1931)
Note : Nous avons pu consulter des traductions plus
récentes de Dion Cassius et Tacite et les comparer999. Le
choix de retranscrire ces versions « datées » tient du domaine
de la commodité : celles-ci ont été
numérisées et pouvaient être consultées à
tout moment.
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999. Respectivement les traductions de J. AUBERGER
(1995) et H. LEBONNIEC (1987-1992)
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