Conclusion - Le repos de Tibère
Notre étude se devait de comprendre tous ces
aspects de la postérité992. Des travaux d'historiens
à l'art pictural du cinéaste en passant par la plume de l'auteur,
Tibère est à la fois unique et différent. Nous pouvons
noter une évolution générale de la représentation
de l'empereur : de la condamnation sans concessions qui lui fut
réservée pendant près de dix-huit siècles à
la réhabilitation, du moins partielle, en oeuvre depuis deux
siècles, Tibère a changé dans les mémoires. Ne
pensons toutefois pas à la linéarité d'une tel propos :
Suétone et Tacite restent nos sources principales, celles qui inspirent
le mauvais empereur de la fiction, le symbole de cruauté et de
débauche. Et si, au vu des travaux d'historiens cités tout au
long de ce mémoire, essentiellement favorables à
Tibère993, le lecteur serait tenté de rejeter les
morales assassines de Laurentie, Pasch ou Champagny, il ne le faut pas : aussi
sérieux et engagé que soit l'historien traitant de Tibère,
il créé un personnage de fiction, un personnage morcelé
par la critique et le temps, reconstitué comme une créature par
l'imaginaire et la partialité de l'auteur. Tibère est et reste un
prince plein de complexité dont la vie peut être perçue,
sans mauvaise foi aucune, de bien des manières : le vieillard pleurant
sa solitude et le pédophile pustuleux sont une seule et même
personne. Nous ne devons pas débattre sur ce qu'était
réellement le caractère de Tibère, s'il était un
« Bouc de Capri » à opposer à « l'Agneau
Christique », s'il était un héros de la République
né trop tard ou une bête immonde. Ce qui importe, c'est de
comprendre comment présenter un même personnage, à
l'existence attestée, de tant de manières différentes tout
en restant fidèle à l'Histoire ou, du moins, fidèle aux
historiens.
A la fin de notre cinquième chapitre, nous
établissions que le règne de Tibère, aussi chaotique qu'il
put être sous Séjan et aussi difficile qu'ait été
l'établissement du principat en tant qu'oeuvre dynastique, fut en partie
un bon règne, bien plus louable que ceux de ses successeurs. De plus, si
dans le cas de bons empereurs comme Titus, on peut établir le constat
d'un bon règne sur la brièveté de leur vie en tant que
prince (le « bon » mourant avant que le pouvoir le pervertisse),
Tibère a su maintenir la paix dans l'Empire et développer
l'économie des provinces durant un long moment : de son accession en
septembre 14 à sa mort en mars 37, son règne aura duré
vingt-deux ans, cinq mois et vingt-sept jours, soit le quatrième plus
long de l'Empire unifié994. Mais aux yeux de l'Histoire,
il
992. Par manque de temps et du problème de
langue, nous n'avons que peu évoqué l'opéra - trois
occurrences s'ajoutant à celle mentionnée dans le chapitre sur
Vipsania - et la littérature allemande qui, comme le dit Marie-France
David-de Palacio, n'a que peu souvent été traduite. Il est donc
possible de poursuivre cette étude à la lumière de ces
nouvelles sources.
993. Non qu'ils soient explicitement plus
nombreux, mais l'on doit faire le même constat que celui concernant notre
mémoire des empereurs : on retient ce qui sort de la norme et cette
« déviance » au XIXe était justement de prendre parti
pour Tibère et contre Tacite.
994. Derrière Antonin (22 ans, 6 mois et
25 jours), Constantin (30 ans, 9 mois et 27 jours) et Auguste (41 ans, 7 mois
et
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est resté un tyran empli de dissimulation et de
ressentiment dont le règne fut morcelé par son propre
caractère : jusqu'à son accession au principat, il était
partagé entre l'infortune et l'honneur, l'ingratitude et le plaisir, la
gloire et l'exil, l'espérance et la déception ; durant dix ans il
dut régner sans joie, mêlant sévérité et
justice ; puis les huit années suivant le transformèrent en
despote, une tyrannie dont il est la première victime ; la fin de sa vie
ne fut qu'une « horrible et délirante cruauté que rien
n'excuse, mais qu'expliquent la douleur du père désabusé,
la honte du despote impuissant qui se venge sur tout ce qu'il peut atteindre,
et pendant lesquelles le monstre se fait horreur995.
»
Si Tibère a été condamné,
c'est parce qu'il était unique. Pour l'Empereur romain, du moins pour
les plus célèbres, il n'y a que deux images qui peuvent se
dessiner à sa mort : s'il a été bon, il devient divin,
s'il a été mauvais, il est damné - un jugement fort
manichéen. Et Tibère est l'un des seuls - selon Emmanuel
Lyasse996 - si l'on excepte Caligula et Galba, à n'avoir
été ni divinisé, ni condamné. La
postérité ne sait qu'en penser : s'il était si mauvais,
pourquoi son image n'a t-elle pas été effacée ? S'il
était bon, pourquoi n'a t-il pas été
célébré par ses successeurs, autrement que par la
sympathie supposée de Domitien ? Alors l'homme dissimulé est
victime de son propre silence : personne ne le comprend, et personnage ne peut
ni flatter ni injurier son cadavre.
L'image de Tibère a changé. Pour l'Homme
du XVIIIe - et précédemment - il était le mauvais
empereur, incapable de telles réussites tant son image avait
été ternie par le récit de ses turpitudes.
Désormais, l'historien se refuse à caricaturer les figures de
passé et va chercher à réhabiliter en partie tout
personnage jugé infâme. L'infidélité de Julie ? Une
manière de s'affirmer en tant que femme et de refuser d'être un
outil politique ! Les complots de Livie ? Elle les jugeait nécessaires
pour le bien de Rome ! Même la trahison de Séjan peut s'expliquer
par une excitation des ambitions et faire du pire des lâches une victime.
De la même manière, les Modernes ne souhaitent plus glorifier la
mémoire des « héros du passé » sans faire appel
à leur esprit critique : aussi populaire qu'il soit, Germanicus
était un idéaliste dont le règne aurait sans doute
changé du tout au tout la postérité. Tibère
aurait-il pu échapper à ce jugement s'il était mort
à la place de Drusus, d'une blessure supposée aggravée par
ses ennemis ? Démystifié, le prince, au XXIe siècle, n'a
presque plus rien de commun avec celui que l'on présentait quelques
siècles auparavant.
De nos jours, que la cause soit le manque de culture
historique ou le fait que la réhabilitation ait
3 jours) - des dates bien entendu contestables si
l'on prend en compte leur règne comme César. Si l'on
élargit notre propos à l'Empire romain d'occident, Flavius
Honorius et Valentinien III (respectivement 28 ans, 6 mois et 29 jours et 29
ans, 4 mois en 23 jours) le dépassent également.
995. Zeller 1863, p. 67-68
996. Lyasse 2011, p. 219-220
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remis en question des siècles d'images «
choquantes », Tibère semble avoir été oublié
par le non-historien. Après avoir questionné des individus
n'ayant pas suivi d'études en Histoire, et leur avoir demandé de
citer des noms d'empereurs romains, on note une récurrence de certaines
références : sur quatorze témoignages997, onze
citent Auguste, huit César (!), sept Néron, deux Constantin,
Commode, Marc-Aurèle (sans doute en raison du succès de
Gladiator), Romulus Augustule, Hadrien et Caligula998. Pas un
n'a cité Tibère.
Alors Tibère a peut-être
accédé, malgré lui et vingt siècles après sa
mort, à ce que les historiens de la réhabilitation ont
cherché à lui faire souhaiter : le repos. De son vivant, il
était haï, après sa mort, tout autant, voire plus et -
désormais - non seulement les historiens ont cherché à le
réhabiliter, à comprendre ses peines mais l'Homme l'a
oublié. « Laissons-les me détester, pourvu que dans
leurs coeurs, ils me respectent » : un voeu qui aura pu se
réaliser, mais trop tard pour Tibère.
997. Nous remercions leur participation à
ce sondage - par commodité, il n'a pas été étendu
aux étudiants en Histoire ou aux proches ayant connaissance de ce sujet
d'étude. De même, il fut convenu d'anonymer les
réponses.
998. Parmi les occurrences uniques, on notera la
mention de Claude, Héliogabale,... et même de Maximin, qui nous
semblait peu reconnu par les non-historiens
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