c. Moi Claude, empereur et The Caesars , ou la vie de
Tibère
Jusqu'ici, à l'exception des romans d'Allan
Massie et Franceschini/Lunel et de la tragédie de Francis Adams, nous
n'avions recensé aucune oeuvre de fiction où la vie de
Tibère était représentée sur une longue
période. Il est toutefois une série
télévisée contant les événements de son
existence : Moi Claude, empereur (1976). Elle s'inspire du roman de
Robert Graves et reconstitue les premières décennies de l'Empire
à travers le regard des membres de la famille impériale. L'action
commence quelques mois avant la mort de Marcellus, premier héritier
pressenti d'Auguste (en -23), et s'achève à la mort de Claude et
l'arrivée de Néron au pouvoir (en 54), tout cela raconté
dans les Mémoires de Claude (interprété par Derek Jacobi),
empereur surjouant toute sa vie son handicap pour rester en dehors des complots
tout en rêvant de restaurer la République de ses
ancêtres.
Tibère apparaît dans dix des treize
épisodes (il meurt au début de l'épisode neuf et
réapparaît dans une scène du dernier épisode).
George Baker, alors âgé de quarante-cinq ans, interprète le
personnage dans toute la série, rajeuni et vieilli artificiellement par
le maquillage et les perruques (il est censé avoir dix-neuf ans dans la
première scène et près de quatre-vingt à la
fin988). La transition est brusque : le jeune Tibère est
présenté comme silencieux, digne et froid, souvent porté
à la colère, et, entre l'épisode 6 et 7, il devient un
vieux débauché dont l'attitude est
méconnaissable.
Chaque épisode est consacré à un
événement important des premières décennies du
principat et, si Claude est le narrateur, on ne peut isoler un personnage
« principal ». Ainsi, le premier épisode est consacré
à la promotion de Marcellus : Tibère est heureux de sa condition
de soldat qui l'éloigne des Juliens - qui l'exaspèrent au plus
haut point. Le second conte les derniers mois de Drusus, l'occasion de monter
la mélancolie de son frère aîné. Dans le
troisième, il est exilé à Rhodes, où il s'ennuie,
tandis que Livie agit pour faire tomber Julie et les Princes de la Jeunesse. Le
quatrième épisode est consacré à la disgrâce
de Postumus, et Tibère n'apparaît que furtivement.
988. Notons que Sian Philips, qui joue Livie, avait
deux ans de moins que lui. Ainsi, le fils était plus âgé
que sa mère.
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C'est dans le cinquième épisode qu'il
accède au principat. Arrivant pour voir sa mère, qui vient de
renvoyer Claude, il est bousculé par le jeune homme maladroit et estime
qu'il « pourrait faire s'écrouler l'Empire s'il marchait
librement ». Apprenant qu'Auguste a récemment fait changer son
testament en faveur de Postumus, et devant le mépris de sa mère
qui le considère comme un faible, il craque : pleurant, il menace de
repartir, disant qu'il en a « par dessus la tête de cette
comédie ». L'épisode six est consacré au
procès de Pison, qu'il refuse de défendre dès lors qu'il
devient menaçant. C'est à partir de cette condamnation que
Tibère est présenté comme le « Bouc de Capri
».
Lors du septième épisode, Livie croise
son fils dans la rue, en litière, et lui reproche ses débauches
immondes et ses procès injustes. Lui-même se trouve cruel, mais
fait trop confiance à son fidèle Séjan, qui transforme
toute parole d'ivresse en crime de lèse-majesté, manipulant
Tibère en mentionnant la présence de son ennemie Agrippine dans
l'entourage des condamnés. Celle-ci propose de faire la paix, mais le
prince ne veut pas lui pardonner, préférant prier Auguste - alors
même qu'il en persécute les descendants. Le huitième
épisode le présente encore plus affaibli par l'âge, ne se
plaisant plus qu'à comploter avec Caligula pour commettre de nouveaux
crimes. Enfin, il est assassiné par Macron dès les
premières minutes de l'épisode suivant.
Après sa mort, il fait une dernière
apparition dans un délire de Claude. Celui-ci, sentant sa fin arriver,
fait un discours devant le Sénat sur sa condition et sur ce que
l'Histoire retiendra de lui, lorsqu'il est pris de malaise. Il voit alors les
spectres de sa famille s'approcher de lui : Auguste lui sourit, disant qu'il
n'aurait jamais prévu qu'il devienne empereur, Livie dit qu'il est fou
et Antonia se désole de voir encore son nez couler. Caligula
s'apprête à parler quand Tibère lui fait signe de lui
laisser la place. Il secoue la main devant le visage de Claude pour
vérifier s'il est conscient, en écho à ce que fait un des
sénateurs dans le monde réel. Il finit par lui dire que «
ça n'en valait pas la peine » et qu'il aurait «
pu lui-même le lui dire ». Il reste à fixer Claude
pendant que Caligula avoue son désarroi au moment où il a
découvert qu'il n'était pas le messie, comme il le pensait, et
qu'il aurait voulu disparaître en l'apprenant.
Tout comme dans la série sus-dite, The
Caesars (1968) présente Tibère en de diverses
périodes de sa vie. Séparée en six épisodes, chacun
composés de trois actes, elle présente l'Histoire de Rome des
derniers mois d'Auguste à la mort de Caligula. Tibère est
interprété par André Morell, alors âgé de
cinquante-neuf ans. Il est dénué d'ambition mais surtout peu
expressif, ne montrant ses émotions que dans les situations les plus
critiques.
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Le premier épisode est consacré à
Postumus, de la visite dont le gratifie Auguste jusqu'à son assassinat
par Crispus. Tibère, républicain, n'aspire guère à
succéder au prince mais, en raison de son sens du devoir, il doit lui
promettre de poursuivre son oeuvre quand bien même il ne l'approuve pas.
Dans le second, il éprouve les capacités de Germanicus durant les
mutineries, afin de lui faire admettre son manque d'expérience. Dans le
troisième, il est confronté à la mort de son fils adoptif
et constate la haine qui lui porte le peuple. Dans le quatrième
épisode, il doit supporter la mort de Drusus II et la trahison de
Séjan, rompant sa dissimulation pour pleurer à la fin. Enfin, il
meurt à la fin du premier acte du cinquième épisode, en
plein délire.
Une fois de plus, c'est le cheminement dans la vie de
Tibère qui est source d'intérêt. Dans la première
série, la débauche surgit sans prévenir mais
peut-être dénotée dès les premières
scènes : le prince est défaitiste, malheureux et porté
à la colère. Il n'a suffi que de contrariétés pour
faire disparaître les quelques qualités morales de Tibère
et qu'il n'en reste que les vestiges amoraux : l'amour fraternel devient une
amitié reposant sur la violence quand l'exilé de Rhodes menace
Thrasylle de le tuer, le respect hiérarchique n'a plus de sens une fois
le pouvoir assumé et même la colère, celle qui le faisait
pleurer devant sa femme et devant sa mère au début de la
série, a laissé place à un sadisme joyeux, lorsqu'il
condamne Séjan et Agrippine en esquissant un début de sourire.
Dans la seconde série, Tibère n'est jamais véritablement
perverti : ce qui a fait de lui un mauvais empereur, c'est sa position de
conservateur, incapable de voir le bouleversement politique en cours à
Rome. Si son ami Nerva le déserte, il ne lui a jamais retiré son
affection : au contraire de bien des représentations des vieux jours de
Tibère, le prince n'est pas seul. Même sur son lit de mort, Claude
vient s'entretenir avec lui avec respect : les deux hommes vont jusqu'à
sourire durant leur discussion. Le Tibère de Moi Claude, empereur
est ambigu, ni bon, ni mauvais, bien que la seconde affiliation
prédomine. Celui de The Caesars est presque entièrement
réhabilité : si on lui enlève son cynisme et son
incapacité à agir pour le mieux, il est digne de l'empathie du
spectateur.
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