b. Walloth : La mort de Drusus (1889)
Nous n'avons pu lire dans son
intégralité le Tiberius de Walloth, semble-t-il exempt
de toute traduction de l'allemand. Toutefois, il est fréquemment
usité sous formes de citations dans Ecce Tiberius. Le propos
principal du roman est l'amour impossible de Tibère et Thusnelda, la
jeune femme cherchant désespérément à sauver
l'âme mélancolique du prince. Dans l'extrait ici choisi,
Tibère vient de voir son fils Drusus mourir dans son lit, et cache
difficilement sa tristesse. Fou de colère, il ne parvient pas à
contenir son ressentiment et maudit le destin qui l'a privé de son
enfant. Pathétique dans sa colère, il est si vulnérable
qu'on ne peut que le plaindre, alors qu'il jure de détruire le monde qui
l'a tant blessé.
Thusnelda devina à l'expression soudain plus
vivante du visage de son maître, à sa respiration
précipitée, qu'il allait avoir besoin de donner cours à
l'expression de sa douleur. Elle lutta avec force contre les larmes qui,
toujours retenues, lui brûlaient les yeux, et dans cet effort sa
bouche et l'ensemble de sa physionomie se tordirent en un rictus
déformant le côté gauche de son visage. Alors
s'échappèrent du souverain, dont le regard était toujours
fixé sur le mort, les vagues mots suivants, d'un ton où la
douleur se mêlait à la raillerie : « N'est-ce pas cruel ?
». Puis il s'interrompit, rentrant en lui-même. Il fléchit
violemment la tête, presque autoritaire devant le lit du mort, sa
lassitude avait disparu, comme s'il tirait une sourde satisfaction
personnelle de sa grandeur souveraine et se grisait de sa douleur, sa voix prit
un ton exalté, tout son être était empreint d'une
majesté pleine de dignité dans le malheur. « N'est-ce pas
cruel ? » poursuivit-il, comme pour s'adresser au destin invisible qui se
tenait devant lui, maintenant - alors que je voulais l'associer à mon
règne, alors que j'ai oeuvré pour lui, accumulé des
richesses pour lui, tenu l'armée en bride ! Maintenant ! Me l'enlever
à mon âge ? Pourquoi ne mourut-il pas plus tôt ? Et pourquoi
me sanctionner ainsi ? Quel crime ai-je commis ? Ai-je négligé
mon devoir ? N'ai-je pas voulu rendre le monde heureux ? Quelles raisons
avez-vous, dieux, de me dépouiller ainsi totalement, de garnir
d'épines ma couronne, de transformer la pourre en tunique de Nessus ?
Moi, vieil homme poussé vers la nuit hivernale de la solitude ?
Même s'il était difficile, c'était néanmoins mon
fils ! Et je l'aimais, d'une façon que vous ne soupçonnez
même pas ! Voulez-vous que je devienne aussi cruel que vous
l'êtes, dieux perfides et envieux ? Voulez-vous m'apprendre à
mépriser le monde, comme vous le méprisez ? Voulez-vous
m'enseigner cet esprit vésanique avec lequel vous avez
créé le monde ? Dois-je, avec cet illuminé de
Jérusalem, vous réduire à l'état de pures
chimères ? Détruire vos temples ? » Sa voix,
jusque-là simple murmure noyé de douleur, devint plus
claire. « Oh ! Si là n'est pas ce que vous voulez, alors
rendez-le moi », s'écria-t-il, « écoutez-moi ! Ou bien
un jour viendra, où vous tremblerez devant moi, comme je tremble
aujourd'hui devant vous. » La tête enfouie contre le lit de son
fils, il étreignit d'une main la main glacée du mort, tandis que
l'autre agrippait la grille d'or ouvragée qui bordait le lit, et la
secouait par moments. Sa bouche s'appuyait avec violence contre cet ornement
doré, et dans la fureur de sa douleur ses dents mordaient le
métal, au point que ce grincement était audible
966. Campan 1847, p. 76-77
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dans toute la chambre. Il demeura dans cette
position et tenta de reprendre ses esprits. Thusnelda, submergée par
le pathos - contenu mais d'une intériorité brûlante - de
ces mots, comme par une déferlante tragique, n'avait pu retenir plus
longtemps ses larmes. Elle était assise, comme abasourdie, avait honte
de ses pleurs et y trouvait pourtant quelque soulagement. Le tragique pathos
du souverain, luttant pour se surmonter lui-même,
qui s'échappait de ce caractère formé pour
l'esthétique, conçu pour la grandeur, se communiquait à
elle, transfigurait son mal. Elle donna libre cours à ses larmes et
ne porta plus que de temps à autre son vêtement à ses
yeux.967
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