III - Tristissimus homo : compatir pour Tibère
Dans la fiction, il est plus facile de
réhabiliter Tibère. En suggérant des émotions, en
suscitant le pathétique, on peut faire éprouver de la compassion
pour l'être fragile. Afin de souligner le propos, il semble
inévitable de devoir reproduire quelques extraits où
Tibère est présenté comme plongé dans les
pensées les plus mélancoliques, dans une
vulnérabilité qui fait du prince tout puissant, maître du
monde, un personnage humain brisé par le chagrin.
a. Campan : Le monologue
désespéré (1847)
Dans la tragédie Tibère à
Caprée, Bernard Campan présente les derniers jours de
Séjan. C'est dans la dernière scène, la sixième du
cinquième acte, que la colère du prince atteint son paroxysme.
Détruit par la trahison de son favori, les aveux de sa belle-fille et la
vérité sur la mort de son fils, Tibère abandonne toute
dissimulation pour promettre à Rome, qu'il juge coupable de ses
malheurs, une vengeance à la mesure de sa rage. Nous avions
déjà cité les derniers mots de la pièce dans
l'introduction et, à la lumière de cette étude, il semble
désormais pertinent de remonter quelques
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vers plus haut afin de démontrer de l'horreur
de la scène, où le prince s'excuse auprès de son ami
fidèle de lui faire subir les scènes sanglantes qui vont suivre
tout en lui faisant promettre de ne pas le trahir en révélant au
monde la réalité : celui qui va détruire Rome est en
pleurs.
TIBERE Suis-je assez malheureux ? Privé
d'un fils que j'aime, Je vois un assassin qui s'accuse
lui-même, Insulte à ma douleur et, bien loin de
pâlir, De son crime inouï semble s'enorgueillir. La mort, qui
tant de fois a servi ma puissance, M'a ravi sans retour l'objet de ma
vengeance ; Le perfide Séjan, à ma rage
échappé, Brave dans le tombeau celui qu'il a
trompé. Eh quoi ! Je suis cruel et je n'ai point
encore Déchiré de mes mains un monstre que j'abhorre ! Et
le fer enflammé n'a pas fait de son flanc Sortir ce qu'il renferme et
d'horreur et de sang ! Qu'on l'ôte de mes yeux ; privé de la
lumière, Qu'on l'enferme vivant dans le sein de la terre ; Qu'aux
animaux impurs il soit abandonné, Par la soif et la faim à
mourir condamné. Rome, tremble à ton tour ; dans peu tu vas
connaître Ce qu'attendent de toi les larmes de ton maître. Il
ne reviendra pas sur tes murs renversés Fouler de tes enfants les
membres dispersés ; C'est d'ici que sa voix, dictant tes
funérailles, D'un crêpe ensanglanté couvrira tes
murailles. De ce crêpe funèbre il couvre sa maison ; Que
Livie et Séjan, Agrippine et Néron S'éteignent à
la fois ; qu'une race ennemie Cesse d'empoisonner le reste de ma
vie. Règne, règne, Caius ; je ne connais que toi Pour faire
regretter un prince comme moi ! LEPIDE Que dites-vous, Seigneur
? Votre raison s'égare. TIBERE Oh ! Le plus vertueux et
l'ami le plus rare, Quelle fatalité te fait en sa
rigueur Pressentir les moments marqués pour mon malheur ? Va
chercher des amis dont le coeur noble et tendre, Formé comme le tien,
soit digne de t'entendre ;
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Que mon destin cruel par eux soit ignoré
; Surtout, ne leur dis pas que Tibère a
pleuré966.
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