d. La sirène et le feu , où l'ombre de
Tibère
Évoquer l'Antiquité, ce n'est pas
forcément situer l'action dans une époque lointaine. Ainsi, nous
pouvons citer deux romans décadents dont l'action se déroule
à une période contemporaine à leur écriture et
où Tibère fait une apparition à travers la pensée
d'artistes, influencés par la postérité du prince de
Capri.
Le premier de ces textes, La sirène :
Souvenir de Capri, fut écrit par Gustave Toudouze en 1875. L'action
se déroule à l'époque moderne, et l'on suit l'aventure de
deux jeunes hommes, Paul et Julien, en voyage à Capri. Ils prennent
refuge dans l'auberge Tibère, dont la tenancière se
réclame descendante d'une maîtresse de l'empereur. L'histoire en
elle-même est une histoire d'amour impossible entre l'un des hommes et
une sirène mythologique, relation qui finira dans le sang : on retrouve
le corps du peintre au pied de la falaise. Les jeunes artistes sont
fascinés par l'image de romantisme et d'horreur attachée à
l'île de Capri et au personnage du prince. Lisant le nom de l'auberge,
ils décident de s'y arrêter :
Albergio de la Luna !
293
Albergio di Tiberio !
Albergio della Croce !
- Albergio di Tiberio ! S'exclama Julien en frappant
sur l'épaule de son ami. Que dis-tu de cela ? Quelle
couleur
locale ! Veux-tu être l'hôte d'un
empereur romain ? Et de quel prince, Tibère !
- Allons chez Tibère ! Reprit Paul avec un
sourire : on le dit bon vivant, puisque ses soldats le traitaient
de
Biberius, de Caldius et de Mero.
- Tu veux fréquenter un ivrogne, toi un
poète ?
- Me crois-tu incapable d'apprécier sa cave,
et les poètes n'ont-ils pas toujours chanté le vin
?963
Plus loin, Paul est pris d'une vision, celle de la
Capri tibérienne, où règne à jamais le spectre du
prince :
Sous l'influence d'un mirage, il croyait voir la
Caprée du César romain, et Tibère lui-même venait
à lui, raide, morose, effrayant; Tibère promenant dans cette
retraite son oisiveté malfaisante et dissolue, abandonnant son ancienne
activité et les affaires pour se vautrer dans la boue impure de ses
vices964
L'autre roman s'intitule Et le feu
s'éteignit sur la mer... L'auteur, Jacques d'Adelsward-Fersen,
était un homosexuel notoire, mélancolique et incompris, qui finit
par se suicider dans son désespoir. Son héros, Gérard
Maleine, est un personnage mal dans sa peau, reflet de l'auteur. Il retrace
dans les premiers chapitres sa triste vie, celle d'un jeune artiste amoureux,
aimable et intelligent, mais profondément malheureux. Amant de
l'américaine Muriel Lawthorn, il l'emmène à Capri pour
leurs fiançailles, attiré par cette île de ragots et de
légendes. Il s'aperçoit vite que les rumeurs circulent sur
l'île, notamment à propos des moeurs de Muriel, et que Capri
n'offre « d'autre plaisir que la débauche et d'autre peine que
la mort965». Lorsque sa fiancée le quitte, partant
avec l'amant de sa soeur, Gérard se suicide après avoir
détruit tout ce qui pouvait lui rappeler son existence. Peu avant de
mourir, il compare son malheur à celui de Tibère, fut
forcé de sacrifier un enfant aimé pour prolonger sa propre vie
:
C'était là que Tibère, pour la
seule fois, avait pleuré. Et Maleine évoquait la vieillesse de
l'empereur traqué par les complots, harassé de maladies et de
cauchemars, terrorisé par l'idée de mourir, interrogeant les
devins pour savoir comment détourner la colère des Dieux, l'ire
sanglante du soleil.
- Si tu as jamais aimé un être dans ta
vie, disait l'oracle, sacrifie-le.
Justement, à cette époque, par
sénilité ou par vice. César faisait élever au
palais un petit esclave tyriote recueilli d'un naufrage sur la côte.
L'enfant avait obtenu sa grâce, puis des faveurs, par sa constante
douceur et par son étrange beauté. Pendant quelques jours une
lutte terrible dévastait la conscience pourtant si vile du dominateur.
Et puis, toujours, la peur d'être assassiné décidait le
vieillard. Il ordonnait enfin, en se cachant la tête sous la
pourpre impériale. Le lendemain, la villa dédiée
à Jupiter était réveillée avant l'aurore par la
clameur stridente des grandes
963. Toudouze 1875, p. 17
964. Ibid. p. 28
965. Adelsward-Fersen 1909, p. 104
294
trompettes droites. (...) On préparait
solennellement l'enfant. On le paraît d'une tunique blanche, vaporeuse
comme de la fumée on lui ceignait les chevilles et les poignets de
perles et son front pur s'adornait de roses et de violettes. Puis,
le cortège, en serpentant, descendait vers la grotte miraculeuse, y
arrivait, alors que le sanctuaire, sauf à quelques jets rouges des
torches, était encore baigné par la nuit. De nouveau les
trompettes cinglaient l'air de deux notes. Tibère descendait de sa
litière d'ébène, caressait l'enfant de sa main
glacée, et les prêtres ayant entonné les hymnes se
prosternaient, en prière. Peu à peu l'Orient se colorait d'un
gris translucide, très pâle. Derrière la cime des hautes
montagnes, les nuages se veloutaient d'une lumière masquée.
Les dernières torches n'éclairaient plus. Un petit jour terne
et triste accusait le profil ravagé du Divin qui avait été
choisi par Auguste on avait couvert l'esclave tyriote d'une robe couleur de
nuit. L'empereur, tes prêtres et les assistants s'étaient
vêtus d'une façon pareille. Le seul éclat dans ces
ténèbres, c'étaient les roses de la couronne du favori et
les opales dont s'ornaient les tempes creuses de
Tibère... Maintenant les voix éclataient plus fortes. L'enfant
avait été amené tout près du socle sculpté
en face duquel brillait la minuscule et pure flamme. L'empereur, derechef,
flattait le cou délicat. Soudain, un rayon flamba, les choeurs
cessèrent, instantanément, toutes les robes couleur de nuit
s'abattirent César, l'enfant, les devins, les mercenaires,
apparurent vêtus de blancheurs. Un cri, un seul, un atroce cri
désespère. L'empereur, blême, tremblant, retirait de la
jeune poitrine palpitante le couteau d'or qui avait troué le
coeur. Dans le soleil glorieux qui inondait maintenant le temple, une larme
glissait le long de la joue terne du sacrificateur, une larme glissait comme
la rançon du cadavre.
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