b. La Mort des dieux , ou l'antéchrist
représenté
Nous évoquions dans le chapitre sur le rapport
à la religion cette oeuvre de Jean de Strada. Construite sous la forme
d'une pièce ou d'un livret d'opéra, elle n'était pas
destinée à être représentée, et doit
être lue comme un roman. Divisée en douze chants958,
elle fait office de document sur la morale chrétienne, telle qu'elle
doit être conçue selon l'auteur. Chacun de ces chants fait office
de conseil, à travers l'exemple d'une Rome pervertie, agissant contre la
morale, ou seul un personnage tente de rester digne - la fin du chant
étant un monologue du Christ ou d'un Saint, professant la bonne parole.
Ainsi « Patrie et art » doit dissuader de la vengeance,
même envers le mauvais, car elle entraîne de nouvelles perversions.
Les deux personnages principaux, Homunculus et Humanus, sont invités
à conspirer contre Tibère pour restaurer la République :
le premier, symbole décadent, conçoit le geste comme un
amusement, lui ne croyant en rien d'autre qu'en
l'hédonisme959, l'autre, bon chrétien, veut renoncer
à frapper celui qu'il déteste, sachant que la République
est corrompue et que la mort de Tibère favoriserait un autre tyran pour
le remplacer. De même, « La famille » présente
deux modèles comparés de femmes enceintes, non désireuses
d'enfanter : la mauvaise, Aspasie, veut avorter à l'aide d'une potion
pour ne pas que son corps soit déformé par la grossesse, la
bonne, Fausta, craint de voir son enfant naître dans un monde pervers,
mais désire mener la grossesse à terme pour témoigner de
son amour maternel au nouveau né.
957. Colerus E., Tiberius auf Capri, Wien und
Leipzig, F.G. Spield'sche Verlagsbuchhandlung, 1927, p. 124-125, in. David-de
Palacio 2006, p. 111
958. Le passé / Le prêtre / Peuple
et pontife / La femme / Patrie et art / La famille / Le suicide / Le sacrifice
/ l'empereur / Dieu / Les deux prières / L'avenir
959. Strada 1866, p. 134 :
HOMUNCULUS
C'est donc vrai. - Vous croyez aux Brutus, aux
Pompées,
Vous croyez à Gracchus, à
Lucrèce, aux Romains. -
Je crois à Messaline et crois aux
Priapées,
Je crois au grand égout avec ses flots
humains. -
Cependant conspirons si cela peut
distraire.
290
Les personnages principaux sont des caricatures
morales, servant au propos de l'auteur. Humanus est « le héros
du drame multiple qui se déroule par l'histoire dans des
tragédies successives », « l'humanité dans son
continuel besoin de confusion avec l'absolu par la vertu et le bien, le juste
et les organisations sociales basées sur les droits éternels des
hommes, par le vrai et le savoir, par le beau et le développements
artistiques des civilisations », « l'aspiration au
progrès moral, intellectuel, social : c'est l'éternel
appétit de Dieu, cette vision fixe de l'esprit qui avance dans les temps
». Quant à Homunculus, c'est « l'humanité qui
s'embarrasse dans les difficultés de l'oeuvre, subit le joug des milieux
corrupteurs ou affaiblissants que les âges traversent, et qui, poursuivi
par le sens du divin, s'en écarte de chute en chute, de vice en vice, et
se perd dans le suicide ou la dégradation.960» Par
leur exemple, l'auteur veut montrer que le christianisme à
extirpé le monde de l'égout, là où le paganisme -
ou pire, l'athéisme - l'avait laissé. Jean de Strada cherchait
alors à faire de ce spectacle terrible « l'accident d'une
époque monstrueuse », où régnaient
l'impudicité, la luxure, l'obscénité et la dureté
de coeur - une doctrine antique qui ne devait pas ressurgir maintenant que l'on
croyait en Dieu961. C'est la peur de l'auteur, et son rapport au
décadentisme : il craint que l'Homme du XIXe siècle oublie
l'existence du Seigneur et que la France, puis le monde, retombe dans les torts
du passé.
Tibère est le symbole même de la
perversion, ne respectant aucun des douze chants : le passé pervers lui
est une bénédiction, ses prêtres sont des impies, son
peuple est débauché, il convoite la femme d'autrui, n'a que faire
de la patrie, ne respecte pas la famille, pense au suicide, sacrifie l'honneur
et les honorables à sa débauche, vit en tyran, ne croît pas
en Dieu, ne prie qu'égoïstement et n'a rien à faire dans
l'avenir. Aucune rédemption ne doit lui être accordée, et
le mépris doit remplacer la haine qu'on lui porte : devant une tel
« égout » moral, le bon chrétien ne doit pas ressentir
de colère, mais simplement refuser de lui adresser la parole. Il est
juste un moment dans l'oeuvre où Tibère a fugacement la vision de
sa propre horreur, et où il aurait pu agir pour se faire pardonner - car
Dieu est amour : lorsqu'il contemple le corps sans vie de Fausta, la
chrétienne qui a préféré se jeter d'une falaise
plutôt que de succomber aux avances du bourreau de son mari :
TIBERE
Son peplum en lambeaux montre sa nudité,
Jamais les yeux n'ont vu de si pure beauté. Aux rocs
ensanglantés, elle pend accroche, Sa molle chevelure à sa
tête arrachée
960. Ibid., p. 14
961. Ibid., p. 16-17
291
Mêle son flot d'amour avec le flot
amer. De son sein mutilé le sang coule à la mer. Elle
palpite encore, et sa main qui se dresse Demande en son remords que la
mienne la presse. Vrai, c'est un beau corps blanc dans ses plus
détendus, Elle aurait dû portant vivre une heure de
plus.962
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