II - Décadence : la beauté dans
l'horreur
a. Le mouvement décadent
Vers la fin du XIXe siècle, un courant naissant
prend Rome comme modèle954. Ce courant, c'est le
décadentisme, prenant forme dans la littérature et dans l'art
pictural. Il se développe en France dès la chute du Second
Empire, une période de crise politique, d'une transition difficile
où nul ne sait quelle réaction avoir. Humiliée par la
défaite de 1871, et par le souvenir de la Commune, la France se sent en
déclin et retrouve en Rome l'image d'un passé glorieux
désormais en péril. Parmi les précurseurs de ce mouvement,
qui ne fut jamais adopté en tant que tel (les auteurs ne se
réclamaient pas eux-mêmes « décadents », et la
décision de leur appartenance au courant était de l'ordre des
critiques), on peut citer Charles Baudelaire, dans ses poèmes
consacrés au spleen, ou Joris-Karl Huysmans, auteur du roman A
rebours.
On ne peut définir aisément le concept
de décadence - si ce n'est par le sentiment d'une grandeur
déchue. La meilleure évocation semble celle de Gustav Freytag,
dans Die verlorene Handschrift,
953. Ibid., p. 113 :
TIBERIUS.
Indeed, I have much happiness in the child. She's
as the sunshine to me and the flowers. I sometimes thank this bitter earth for
her.
954. On le retrouve parfois nommé «
courant fin de siècle », à juste titre
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lorsqu'il dénombre quatre étapes de la
décadence : un amour-propre démesuré, la suspicion, la
déraison et la débauche. Le personnage décadent passe par
ces quatre stades pour s'achever dans l'auto-destruction, physique et
morale955. Le concept de décadence renvoie à la Rome
antique - elle était soulignée par les satiristes, tel
Juvénal, ou les moralistes, comme Caton. Ce qui était la plus
grande puissance au monde, un modèle de vertus et de grandeur se
désagrège, victime de la perversité, la tyrannie et
l'oisiveté. La Rome décadente n'est pas forcément celle
qui s'effondre face aux invasions barbares : au contraire, les auteurs
présentent davantage une autre période de crise, celle de la
transition entre République et principat, le temps des Douze
Césars, soit une époque où Rome était une puissance
jugée invincible, ou presque. Le propos concerne en
réalité les « empereurs fous », essentiellement
Caligula, Néron, Domitien et Héliogabale. Par leurs vices, ils
condamnent moralement Rome à l'égout, tandis qu'eux-mêmes
se salissent et se destinent à une fin affreuse. La décadence
appelle à la fin d'une Rome corrompue.
Tibère n'est pas l'empereur
préféré des décadents. Là où il est
aisé de représenter Néron au cirque ou Héliogabale
au bordel, l'image du second prince est plus dissociée de Rome, car il
la fuit. En partant à Capri, il n'est plus que le spectateur de ce qui
se passe dans la capitale, au contraire de Néron qui y est
associé : dans son cas, on peut penser à la scène de
l'incendie de Rome. Pour qui veut représenter Rome, il est plus
aisé de faire appel aux figures de princes qui y ont régné
toute leur vie qu'à celle d'un exilé. Pourtant, le mouvement
décadent n'ignore pas Tibère : par son attitude, il s'est rendu
aussi destructeur que ses successeurs, voire davantage, puisqu'il a conscience
de la portée de ses actes, là où Caligula et Néron
ne font qu'agir sans réflexion. Ainsi le représente Richard Voss
:
Déjà avant cette prise de conscience
il s'était échappé de Rome, comme si cette ville, la plus
vénérable et la plus splendide de toutes, était le foyer
de cette effroyable épidémie morale qui s'était
emparée de l'époque de l'empereur Tibère et l'avait
infectée. L'imperator aurait pu anéantir Rome, la livrer aux
flammes et la réduire en un monceau de ruines, s'il lui avait
semblé important de délivrer la terre de ce grand enfer
pestilentiel et doré. Mais dans sa haine du monde, qui était
insatiable ; dans son mépris des hommes, qui ne connaissait pas de
limites ; dans son furieux désir de vengeance, qui lui semblait la seule
chose divine sous le ciel, il bénissait dans son âme Rome, car
elle était la source intarissable d'où s'écoulaient toutes
les calamités. Avec avidité le globe terrestre aspirait le poison
romain, se laissait pénétrer par lui, jusqu'à ce que
chaque sillon fût empoisonné.956
Mais Tibère se dissocie également des
autres princes décadents par sa propre vision des choses. Si les «
empereurs fous » se complaisent dans l'infamie, lui s'oppose à
l'image de débauche, ne faisant que subir sa propre nature et
éprouvant, même fugacement, une certaine culpabilité. Sa
folie semble
955. In. David-de Palacio 2006, p. 223 : L'auteur
traduit le chapitre six de l'oeuvre originale sans noter de
références aux pages. Il s'agit de l'avant-dernier paragraphe du
chapitre.
956. Voss R., Wenn Götter lieben.
Erzählung aus der Zeit des Tiberius, 1907, p. 51, in David-de Palacio
2006, p. 110111
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accentuée par le fait que, justement, il soit
impuissant face à la décadence et s'enferme dans la nostalgie et
des vices plus désespérés que jouissifs. Egmont Colerus
présente un Tibère conscient de la destruction du monde romain,
voyant en Nerva un des derniers Romains qui, en mourant, amorce
la décadence inexorable de cette puissance
ancestrale : Il est Rome, le vieil esprit romain primitif, il en est le
symbole. A travers lui les dieux ont voulu nous donner un avertissement, et ils
le rappellent à eux, car ils constatent l'inutilité de leurs
efforts. Nerva, je t'aime tant, que je te comprends. Car tu es Rome, cette Rome
que moi aussi je voulais conserver, et sur laquelle j'échouai. Je te
suivrais si volontiers... mais je suis encore nécessaire.
Nécessaire aux provinces, aux légions, dans tous les domaines
où il y a encore des hommes. Le monde, ce monde mineur et sous tutelle,
a encore besoin d'un père...957 .
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