d. Tiberius, a drama , ou la compassion
Dans sa pièce de 1894, Francis Adams conte la
vie de Tibère en cinq actes, chacun d'entre eux présentant une
partie de sa vie. Dans la préface, nous apprenons que l'auteur s'est
suicidé avant la parution de son oeuvre : âgé de trente
ans, il était atteint d'une maladie héréditaire qui avait
tué son jeune frère quelques mois auparavant après une
longue agonie. Dans cet état d'esprit, il se posait en
947. Ibid. p. 30
948. Ibid., p. 26-27
283
tragédien, prenant comme modèle
Tibère, sans doute inspiré par la lecture de Tacite ou par les
premières études de la réhabilitation. Loin de
considérer le prince comme un mauvais homme, il en fait un personnage
résigné, régnant tout en voulant déraciner la
tyrannie aristocratique et aider les populations. C'est à la suite de
diverses humiliations et contrariétés qu'il sombre dans le
fatalisme et que son règne est perverti. En combattant la tyrannie, il
est devenu lui-même tyran, mourant dans l'indignité. Le lecteur
est amené à compatir pour le triste Tibère, à
travers des répliques émouvantes (telle l'acceptation du divorce
d'avec Vipsania).
Dans le premier acte (11 av. J.-C.), Tibère est
un homme heureux, fréquentant régulièrement sa famille,
marié à une femme qu'il aime et accompagné de son jeune
fils. Mais, au nom de la raison d'État, il doit sacrifier son bonheur.
Répudiant Vipsania, il doit justifier de son acte à Drusus,
enfant insouciant. Dans le second acte (1 av. J.-C.), Tibère part pour
Rhodes, excédé par l'attitude de sa femme et, une fois sur place,
s'attache à une esclave chanteuse, Électre, qu'il libère
de son maître et dont il tombe amoureux. Dans le troisième acte
(14), il est entouré d'amis (Séjan, Électre et
Artaxerxès) et reçoit la visite de Julie, devenue folle. Alors
qu'elle a droit à sa compassion, elle se heurte à Auguste qui se
montre odieux avec elle. Le prince meurt, et Tibère lui succède
sans envie. Le quatrième acte (31) est consacré à la chute
de Séjan. Chaerea montre la perversion de l'empereur, née au fur
et à mesure des années qui séparent les deux actes, et
celui-ci se présente au procès du favori déchu en lisant
des lettres de dénonciation. Séjan est condamné et avoue
à sa fille avoir été manipulé, et n'être que
l'instrument des tyrans. Enfin, dans le dernier acte (37), Tibère est
mourant. Prononçant des condamnations, il ne voit pas Caligula conspirer
pour prendre sa place et Thrasylle rendre hommage à son ami d'antan qui,
si le malheur ne l'avait accablé, aurait pu être un
héros.
Nous nous intéressons ici au troisième
acte. Dans celui-ci, Tibère accueille chez lui Scribonia, la mère
de Julie. Aimable avec elle, qui ne doit pas craindre de parler devant ceux qui
l'écoutent, il apprend de sa bouche que sa seconde femme,
répudiée depuis bien longtemps, va au plus mal :
SCRIBONIA. Je ne le sais ! Oh, pauvre enfant
! Elle a tristement, si tristement changé Elle est pale,
décharnée, et erre comme un fantôme Entre les
pièces à longueur de journées ; et la nuit, Elle se
lève dans son sommeil, regarde la lune Et bouge les jarres. Je la
suis pendant des heures Je crains qu'elle ne fasse quelque action
désespérée. Parfois, dans sa colère, elle
s'écroule, l'écume aux lèvres,
284
Les yeux fixes, grinçant des
dents J'essuie l'humidité de ses pauvres lèvres. De suite,
elle joue et parle comme lorsqu'elle était enfant. Cela me brise le
coeur de l'entendre babiller et chanter. Et, après coucher, elle
s'éveille et oublie tout. Elle est à moitié folle.
Tibère, oh Tibère...949
Julie a suivi sa mère, venant d'elle-même
se plaindre à Tibère de son sort. Tout comme Scribonia le disait,
elle n'est plus que l'ombre d'elle-même : folle, affaiblie, elle attire
la pitié quant à l'horreur de son exil :
JULIE I. Je suis venue Tibère pour te
toucher quelques mots Ainsi qu'à mon père. Savais-tu
que J'étais en exil et prisonnière depuis
maintenant Quatorze ans ? Et sais-tu que J'ai demandé,
mendié, sollicité, supplié, prié Mise à
genoux, je me suis humiliée. Oui, c'est moi qui me suis humiliée
et qui me suis mise à genoux ! Pour la liberté, et la
réponse, la seule réponse Fut le silence, quatorze ans de
silence ! Les prières, les pleurs Le désespoir, l'abjection,
l'agonie - et le silence ! C'est comme cela qu'Auguste et Tibère
traitent Une femme ! Dis-moi, pourquoi me condamnes tu A une mort
à petit feu ? Me crains-tu ? Que tu dois me haïr ! Ma
compagne s'est pendue, et elle a bien fait Mais je suis restée calme.
Regarde, cette main Elle est comme le squelette qu'est devenu mon
corps Je suis dévorée par la fièvre. Le peu de
sang
949. Adams 1894, p. 119 :
SCRIBONIA.
That I know not!
O the poor child ! She is sadly, sadly
changed
She is pale, and gaunt, and wanders like a
ghost
About the rooms all day ; and in the
nights
She rises in her sleep, and peers at the
moon.
And moves the jars. I follow her for
hours.
I fear lest she may do some desperate
thing.
Sometimes in rage she falls, frothing at the
mouth.
Staring up with fixed eyes, crunching her
teeth.
I weep and wipe the wet from her poor
lips.
Anon, she plays and talks as she did as a
child.
It breaks my heart to hear her prattle and
sing.
Then, when she's slept, she wakes and forgets it
all.
She is half mad. Tiberius, O Tiberius . .
.
285
Resté dans mes veines molles est en feu. La
mort noire La lueur qui me couve en ces horribles nuits. Personne ne
m'embrassera. Qui voudrait étreindre Ces os avec amour ? Je suis
fatiguée. Mon époux, tu n'as pas besoin d'être
jaloux. Je fus Julie. Maintenant je ne suis rien. Libère moi. Ma
voix est comme La voix du tombeau, vide et sans vie, Un cri morne !
Pourquoi dois-je mourir dans cette tombe ? Libère moi
!...950
Alors deux conduites se dessinent à cette
annonce. Tibère, représenté comme compatissant, est
meurtri par cette vision. Il sait qu'il ne pouvait rien faire pour
épargner Julie, la décision étant celle d'Auguste, mais il
a des scrupules : en fuyant son inconduite pour s'exiler à Rhodes, il
l'a laissée agir dans le vice et s'attirer la condamnation du prince.
S'il avait été plus courageux, il aurait supporté ses
brimades et Julie aurait échappé à ces tortures. Alors il
ne peut rien lui répondre, si ce n'est qu'il regrette sa misère
et dire qu'il ne l'a jamais souhaitée951. Auguste, insensible
et haïssable,
950. Ibid., p. 121-122 :
JULIA I.
I am come,
Tiberius, to say a few words to you
And to my father. Do you know that
I
Have been an exile and a prisoner
now
For fourteen years ? And do you know that
I
Have asked, have begged, besought, entreated,
prayed
Knelt, cringed. Yes, it is I have cringed and knelt
!
For freedom, and the answer, the one
answer.
Silence, for fourteen years silence ! Prayers,
tears.
Despairs, abjections, agonies--and silence
!
'Tis thus Augustus and Tiberius
treat
A woman ! Say, why do you torture
me
To death by fractions of inches ? Do you fear me
?
How you must hate me !
My woman hung herself, and she did
well.
But I am somewhat tamed. Look you, this
hand
Is like the skeleton's that my body
is.
I am devoured with fever. The little
blood
Left in my flaccid veins is fire. Dark
death
Glowers brooding at me in the horrible
nights.
No one would kiss me. Who would let these
bones
Clutch them in love's embrace ? I am very
weary.
Husband, you have small need of
jealousy.
I once was Julia. Now I am no more.
Let me go free. My very voice is
like
A voice heard in a tomb, hollow and
lifeless,
One dreary wail ! Why must I die in a tomb
?
Let me go free ! . . .
951. Ibid., p. 125 : Julia I.
You answer nothing ?
286
insulte sa fille et la maudit. Julie ne peut supporter
ce manque d'attention et le peu qui restait de sa santé mentale s'en
retrouve brisée : elle est désormais entièrement
démente et incapable de redevenir « humaine ». La haine
devient la négation de l'humanité :
JULIE I. Ô, je vous maudis, je vous maudis
tous ! Mourrez - périssez - pourrissez Pourrissez de votre vivant,
vous tous, Comme moi. Mon amère, éternelle
malédiction Sur toi, araignée grise meurtrière, et sur
vous tous, Mouches dans son infâme toile. Pourrissez et
périssez, Avant que les heures tranquilles d'une mort
salvatrice Vous enlèvent le sens du frisson. Hommes et
femmes, Enfants, chaque racine et branche de cet arbre
fou, Flétrissant sous l'autel vengeur du monde Que vous appelez un
trône ! Paralysie, maladie et folie. Folie, folie, que la folie vous
consume Mon cerveau s'enflamme. Ô, Ô,
Ô952
Une fois de plus, le sens tragique veut que la
méchanceté ait détruit tout ce qu'il y avait de bon en ce
monde. Au théâtre, il n'y a pas de rescapés de la
misère humaine : tous sont victimes, de près ou de loin, qu'ils
soient d'un naturel bon ou mauvais. Dans la pièce d'Adams, chaque acte
est une étape dans la destruction de Tibère, dont le
caractère évolue de mal en pis :
- Dans le premier, il est heureux en amour et doit
abandonner sa joie par nécessité.
- Dans le second, il est dégoûté
par les frasques de son épouse, mais trouve la joie dans le
repos.
- Dans le troisième, il est plus soucieux, mais
toujours compatissant.
Tiberius.
Nothing. I regret
Your wretchedness. I never wished you wretched.
»
952. Ibid. p. 129-130 :
« JULIA I.
O, I curse you, curse you all ! Die - perish -
rot-Rot while you yet are living, all of you,
As I have done. My bitter, eternal curse On thee,
grey murderous spider, and you all, The flies of his infamous web. Decay and
perish, Before the tranquil hours of happy death Remove the shuddering senses.
Men and women, Children, each root and twig of the foul tree, Wither upon the
world's avenging altar You call a throne ! Palsy, disease, and madness.
Madness, madness, madness consume you all ! My brain bursts. O O O
»
287
- Le quatrième acte le montre plus
coléreux, moins digne d'être aimé
- Enfin, le Tibère du dernier acte est odieux :
s'il avait été ainsi au début de la pièce, il
aurait été tout désigné pour être
l'antagoniste incapable de rédemption.
Pourtant, il s'agit toujours du même homme. Mais
pour l'auteur de tragédie - qui plus est dans ce cas, où l'auteur
est condamné à mourir de sa propre main s'il veut éviter
de souffrir le martyre - il n'y a pas d'espoir en ce monde et l'Homme est
destiné à vivre dans l'horreur, même si son coeur est
naturellement ouvert à l'amour. Au contact de l'esclave Électre,
Tibère cherchait la paix des sens mais ne put jamais y accéder
:
TIBERE. En vérité, cet enfant
m'apporte tant de bonheur, Pour moi, elle est comme le soleil et la
floraison. Parfois je remercie cette terre amère de me l'avoir
apportée953
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