c. Tibère à Caprée , ou le
dilemme tragique
Cette pièce de Bernard Campan fut
publiée en l'an 1847. L'action se déroule à Caprée,
où Séjan prépare un complot pour s'assurer une place sur
le trône. Divorçant de sa femme, Émilie, il affiche au
grand jour son amour pour Livie, avec qui il avait assassiné le fils de
Tibère quelques années auparavant, en faisant porter la
responsabilité du crime aux fils de Germanicus. Émilie est
l'épouse répudiée, Livie l'ambitieuse qui veut à
tout prix détruire son ennemi Tibère, Séjan le
traître pathétique et Tibère la victime des trahisons.
L'auteur, alors septuagénaire, ne comptait pas la présenter sur
scène, mais s'en servir de testament, en faisant de Tibère
à Caprée sa dernière oeuvre, finie à la
hâte, et « un souvenir de son passage ».
Au début de la pièce, Lépide et
Émilie discutent de Séjan, dont l'amitié du prince a
permis l'élévation, et de Tibère, qui n'est plus que
l'ombre de lui-même en vieillissant, se renfermant dans la froideur et la
colère. Le préfet du prétoire répudie sa femme,
servant ses ambitions, tout en craignant qu'elle révèle un secret
au prince : Séjan est l'assassin de son fils aimé. Mais elle doit
se rétracter : dans sa colère, Tibère ferait tuer les
enfants du traître en même temps que lui, ces enfants qui sont
aussi les siens. Lépide tente d'avertir le prince du complot qui se
trame, en vain, tandis que Livie presse Séjan d'agir au plus vite pour
éliminer Tibère. A l'aide de l'astrologue Zerès,
l'empereur comprend qu'on se joue de lui et feint de croire encore son favori,
tout en le conduisant secrètement à sa perte. Dans le dernier
acte, Séjan est exécuté, de même que ses enfants et
Livie, qui maudit et insulte Tibère. Émilie se suicide en
révélant la vérité sur la mort de Drusus, et le
prince fond en larmes en condamnant Rome.
Nous nous intéressons ici à la fin du
premier et du second acte, autour du personnage d'Émilie. La femme
répudiée et inconsolable maudit celui qui vient de la blesser et
le menace de révéler à l'empereur l'infamie dont il est
coupable :
EMILIE Eh ! De ta perfidie Voilà le
dernier trait ! Hâte-toi donc, cruel D'enfoncer le poignard dans le
sein maternel ; Mais ne te flatte pas que, mère
indifférente, Je courbe devant toi ma tête
obéissante, Et qu'exhalant au loin d'inutiles regrets, De ce
trône où tu cours j'abaisse les degrés, Mon fils
hériterait des vices de son père !
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Ma fille obéirait à l'épouse
adultère Qui, de ses attentats précipitant le cours, Servit
par le poison ses infâmes amours ! Et, grâce à ta
pitié, loin de tous enchaînée, Je vivrais pour souffrir
cet horrible hyménée Sûre que mes enfants, instruits
pour mon oubli, Ne verraient plus en moi qu'un objet avili ! Drusus a
succombé ; D'un coup aussi funeste Rome accuse Livie et toi qu'elle
déteste. Sur vous deux le soupçon demeure suspendu
; Tibère en s'éloignant ne l'a pas entendu. D'Eudème
et de Lygdus, ministres de vos crimes, Vous avez essayé de faire les
victimes. Je les ai préservés ; j'ai reçu de leur
main Le formidable aveu du complot inhumain. Laisse-moi mes enfants ;
fidèle à mes promesses, J'écarte de ton front les
foudres vengeresses. Je m'éloigne à jamais ; je te laisse en
ce jour Servir l'ambition et ton coupable amour. J'ai prévu vos
desseins ; ma mort qu'on te propose N'empêche pas ta chute, elle en
devient la cause. Maîtresse d'un secret qui te glace d'effroi, Je
brave ta Livie, et l'empereur et toi.946
Mais elle doit se rétracter : Tibère,
dans sa rage aveugle, condamnerait les enfants innocents avec le père.
Ainsi la prévient Livie :
LIVIE Vous connaissez Tibère et savez que
sa main, Toujours prête à punir, ne s'arme pas en vain. Si
d'un mot indiscret vous frappez son oreille, Si pour venger son fils, sa
colère s'éveille, Tout ce qui vous fut cher périra
devant vous. Pour première victime il prendra votre époux
; Avant de le frapper, une hache sanglante Tombera sur un fils dont la
tête innocente Roulera jusqu'aux pieds d'un père
malheureux, Sur le corps d'un enfant écrasé devant eux, Et
la vierge, au trépas d'avance condamnée, Mourra dans les
tourments d'un horrible hyménée.
946. Campan 1847, p. 16-17
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Faites, au pied du trône entendre vos
douleurs, Et vous y trouverez d'autres sujets de
pleurs.947
Malgré les informations qu'elle peut
dévoiler et la colère qui l'habite, elle est tragiquement
impuissante face au destin :
EMILIE. Que fera-t-il pour moi ? S'il ne veut
pas m'entendre, S'il permet leur hymen, quel parti faut-il prendre
? Dois-je de ma rivale essuyant la fierté, Souscrire à ma
disgrâce avec tranquillité Ou, pour elle cessant de garder le
silence, Sur sa tête coupable appeler la vengeance ? Que deviendra
Séjan ? Tibère en sa fureur Ne pardonnera pas. Ah ! Je
frémis d'horreur. Où s'arrêtera-i-il ? Irrité de
ce crime, Se contentera-t-il d'une seule victime ? D'un forfait aussi
grand brûlant de se venger, Dans le sang de mon fils il voudra se
plonger, Et, me laissant par grâce une importune
vie, Méprisera mes pleurs !!! Ah! Faisons que Livie Instruite par
Lépide, abandonne en ce jour Le dessein qu'a formé son
détestable amour.948
Cet égard est vain : comprenant la trahison de
Séjan, Tibère fait condamner le père et les enfants. Alors
il se rend coupable d'un crime odieux qui tout le long de la pièce
était mis en avant et que l'on espérait ne pas se produire. Mais
s'il agit avec tant de violence, ce n'est pas une nature cruelle qui le rend
ainsi, mais le ressentiment et la colère d'être renvoyé
à sa propre solitude, sans ami ni confident. Le bourreau est victime, la
victime est bourreau.
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