B - Tragédie et Décadence, l'image d'un
homme blessé
Nous nous intéressons ici à deux courants
littéraires, si l'on peut les nommer ainsi, prenant Tibère comme
exemple pour démontrer de la tristesse de l'humanité. Dans un
premier temps, il nous faut faire état de la présence du prince
dans la tragédie, là où il représente la
mélancolie. La seconde partie de notre propos sera consacrée
à la décadence, un « hymne » à la destruction de
Rome. Enfin, nous ferons la part belle à l'exemple, en nous servant de
quatre extraits de fiction où Tibère apparaît comme le
tristissimus homo, le plus malheureux des hommes, par la rupture de sa
dissimulation face aux malheurs : la trahison, la compassion, le deuil et le
fatalisme.
I - Tragédie : le malheur de vivre
a. Tibère au théâtre
Nous évoquions lors du premier chapitre le plan
proposé par Roger Vailland pour analyser la vie des Césars.
Celui-ci s'applique tout autant au personnage de fiction présenté
dans la tragédie :
- Un homme comme les autres : le spectateur s'identifie
au personnage historique, tant ses qualités et défauts sont
humains.
- Qualités militaires et politiques : le
personnage impérial témoigne de puissance, de grandeur, quand
bien même il s'en sert à mauvais escient.
- Qualités « socialistes » : ce point
est peu exploité, si ce n'est que le personnage doit interagir avec le
peuple, exprimer son sentiment envers lui, voire être jugé par ses
sujets
- Morale : c'est tout le propos de la fiction, où
le dénouement doit offrir à la réflexion
- Dérèglement de la personnalité :
le personnage a bon fond, mais les embûches de la vie font de lui un
tyran haineux.
- Attaques envers les proches : c'est souvent
l'élément structurant de la trame principale, permettant de
déterminer qui sont les bons et qui sont les mauvais.
- Spectateur de ses actes : nous sommes dans la fiction,
et le spectateur fait face à l'acteur.
- Conclusion par la mort : poncif de la tragédie,
les malheurs cessent pour les morts et continuent pour les vivants.
La fiction consacrée à Tibère doit
être vue comme un prolongement de l'historiographie : on oeuvre à
le condamner ou, au contraire, à le réhabiliter. La
tragédie est le support le plus « parlant » pour
ce
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faire. Dans ce genre théâtral,
millénaire s'il en est, le malheur est exposé et, pour
Tibère, il se manifeste par la trahison des proches et l'impuissance.
Prisonnier d'une période charnière entre paganisme et
christianisme, entre république et empire, il devient le bouc
émissaire de Capri, voué à la souffrance et à la
mélancolie de l'homme incompris, hanté par le négativisme.
Parfois aussi, sa haine est exacerbée et il est présenté
comme un affreux tyran. Ses crimes trouvent un écho, à travers le
témoignage de ses victimes : si l'historien ne peut accéder
à leurs pensées, si ce n'est quand les dernières paroles
ont été sauvegardées dans des récits, l'auteur de
fiction peut retranscrire les dernières heures tragiques du
condamné. C'est de cette manière que, souvent, s'achève la
pièce : par une mort injuste. Ainsi Serenus doit pleurer, dans la
pièce de Nicolas Fallet, la perte de ses deux enfants et maudit
Tibère, qui est responsable de ses malheurs :
SERENUS Ô de férocité
raffinement affreux ! Moi, je vivrois ! Ah, monstre !... Ecoutez-moi, grands
Dieux Que le jour où la mort doit le faire sa proie, Que ce jour
soit marqué par la publique joie ; Qu'inhumain comme lui, son
lâche successeur, S'ouvre un chemin au trône en lui
perçant le coeur. TIBERE Que dis-tu, malheureux ? Ah !
Quand je te fais grace, Quelle rage en ton sein allume tant d'audace
! Mais tu perds tes enfans, j'excuse ta douleur. Romains, je veux
d'Auguste être en tout successeur ; Comme lui dédaignant une
juste vengeance, Je veux voir tous vos coeur conquis par ma
clémence. Allons, et déplorant le sort de ses enfants, Par
nos soins généreux consolons les vieux
ans940.
La mort du protagoniste peut-être, et est
souvent, due au suicide. Vivant dans l'horreur, le bon ne désire plus
exister et, dans son dernier souffle, dénonce celui qui l'a
persécuté. Ce dernier, s'il reste vivant, est victime d'une
condamnation encore plus violente : il va vivre dans la peur, conscient de ne
pas être aussi puissant qu'il le pensait, si la volonté de celui
qu'il pensait son inférieur a pu surpasser la sienne. Ainsi meurent les
personnages les plus illustres des pièces de Chénier et Campan,
Cnéius et Emilie, le premier voyant son père mourir alors que
l'accusatrice Agrippine venait de lui accorder le pardon, la seconde en
apprenant que, dans sa colère, Tibère a fait exécuter ses
enfants en même temps que leur père condamné. Cnéius
rejette la pitié du prince, qui lui promettait la paix s'il
renonçait à défendre son père, Émilie laisse
un homme brisé en lui avouant la
940. Fallet 1782, p. 63
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vérité sur la mort de son fils
Drusus.
CNEIUS. Je ne sens point
d'effroi. César est immobile, et calme ainsi que moi. (...) Et
toi qui, dans un coeur de crimes déchiré, Savoures le tourment
que tu m'as préparé, Tyran profond, mais vil, honte et
fléau de Rome, Éclipsé dans ta cour par l'ombre d'un
grand homme, Quand, de tes attentats ministre infortuné, Pison par
son complice expire assassiné, Tu m'offres des trésors teints
du sang de mon père! Garde pour un Séjan les faveurs d'un
Tibère. C'est le prix des forfaits; je ne l'accepte pas : Rien de
toi, rien, César; pas même le trépas. Un sort plus
glorieux doit être mon partage. Le poignard de Pison, voilà mon
héritage. Ce fer me suffira. Tu pâlis, malheureux! Va , je
te le rendrai teint d'un sang généreux; Un autre aura
l'honneur de venger tes victimes; Séjan respire encor; tu puniras ses
crimes : J'ai vécu , je meurs libre, et voilà mes
adieux. Il est temps de placer Tibère au rang des
dieux941. - EMILIE C'est ici, C'est aux yeux
des Romains, qu'un dernier sacrifice Doit prouver de vos lois l'immuable
justice. Elius, trop coupable, expire sous vos coups ; Long-temps, pour
mon malheur, il fut digne de vous ; Plus habile dans l'art de choisir ses
victimes, Un succès éclatant eût couronné ses
crimes, Mais il a succombé ; les destins ennemis M'arrachent
à la fois mon époux et mon fils. Mon fils ! C'était
pour lui , qu'épouse moins que mère, Je craignis
d'éclairer et d'irriter Tibère ; J'hésitai pour lui
seul, c'est moi qui l'ai frappé ; Mon espoir cette fois ne sera pas
trompé. Prête à me joindre à lui, je veux de la
vengeance
941. Chénier 1818, p. 79
277
Emporter avec moi la flatteuse assurance. A la
fleur de ses ans Drusus fut moissonné ; Drusus vous était
cher, il fut empoisonné. Du trône où l'on courait,
barrière insurmontable, A d'adultères faux obstacle
redoutable, Il fallait sa ruine et l'on s'était promis D'obtenir
la couronne et l'hymen à ce prix. Séjan dut préparer la
coupe empoisonnée ; On craignit sans frémir qu'il ne
l'eût pas donnée. Opprobre de son sexe, avec
férocité, Une femme sourit de sa
timidité. L'ambition, l'amour lui prêtent un
courage Qu'augmente en s'éloignant la pudeur qu'elle
outrage. L'infortuné Drusus expire dans ses bras, Et ce monstre
à vos yeux jouit de son trépas Gardez vous d'en douter, juger
plutôt vous-même. Je vous laisse l'aveu de Lygdus et
d'Eudème. Si pour elle ma voix aiguise un fer vengeur, Si je
remplis vos jours de tristesse et d'horreur, Mes voeux sont exaucés.
Craindrais-je votre haine ? Par votre cruauté je suis libre ; et,
romaine, La mort perdrait pour moi son attrait le plus doux, Si je la
recevais d'un tyran tel que vous942.
Survivant à sa victime, le tyran est souvent
physiquement impuni à la fin de la pièce. Toutefois, il en sort
changé : il a été humilié, a retenu une
amère leçon de vie et sera à jamais bouleversé par
ce qui vient de se passer. Ainsi, le Tibère de Campan, qui se savait
impopulaire auprès des Romains, comprend que sa propre famille le renie
et le déteste pour ses crimes. Ainsi le condamne Livie, sa belle-fille
qui, en tuant Drusus, le blessait lui-même :
LIVIE Je ne veux pas défendre Un sang
qu'avec délice on vous a vu répandre. A l'amour de
Séjan j'aurais tout accordé ; Vous n'existeriez pas s'il
m'avait secondé. Sur le fils immolé, j'eusse immolé le
père ; Je devais cette offrande aux mânes de mon
frère. (...) Vous étiez l'assassin ; elle [Antonia] vous a
permis
942. Campan 1847, p. 73-75
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De condamner sa veuve et d'exiler son fils. Vous
laissant disposer de tout ce qui lui reste, Elle a formé pour moi le
noeud le plus funeste. Mais j'ai dissimulé, j'ai frappé mon
époux ; En vous perçant le coeur je m'égalais à
vous943.
Pour faire état de la présence de
Tibère au théâtre, nous vous proposons une brève
analyse d'extraits issus de trois pièces, chacun témoignant d'un
propos différent, d'un rapport entre l'Histoire et la
tragédie.
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