c. L'exilé de Capri
La première partie du roman se finissait sur
l'image d'un doute : que deviendrait Rome ? Ce n'est que trente ans plus tard
que le prince se décide à poursuivre son récit. Durant ces
trois décennies, de nombreux événements ont pu se passer,
et le personnage a radicalement changé : il est désormais
fataliste, constatant l'horreur de la vieillesse. Livilla est le dernier
rempart à l'abandon de toute volonté, et sa mort fait
définitivement sombrer Tibère. Tout ce qu'il considérait
comme bon et beau s'est souillé à ses yeux, et il ne
désire plus vivre au milieu de ces traîtres qu'il rêve de
voir s'entre-tuer, comme des rats pris au piège. Ainsi, deux propos se
font écho l'un à l'autre : le premier étant l'ouverture de
cette seconde partie, l'autre un des derniers paragraphes du roman
:
La vieillesse est un naufrage. J'ai pu le constater
chez Auguste et l'ai même entendu prononcer cette phrase,
sans toutefois, si je m'en souviens bien, l'appliquer à
lui-même. Maintenant, j'en éprouve personnellement la
vérité. Je suis moi-même jeté sur les
récifs, balayé par des vents cruels. La paix de l'esprit et
l'aisance du corps me désertent ensemble.934 - Les
souvenirs ondulent devant moi comme des ombres projetées par les
flammes. Mécène me racontant comme il avait travaillé
à la destruction de celui qu'il avait aimé... Agrippa me plaquant
la main sur l'épaule en me disant qu'au moins, j'étais un
homme... Le regard paisible et la voix douce de Vipsania... Julie se caressant
lentement la cuisse en m'invitant à l'admirer... Auguste, avec ses
mensonges et sa voix enjôleuse... Livie me fouettant jusqu'à ce
que je jure que je lui appartenais... Le jeune Ségeste et
Sigismond... Séjan, oui, même Séjan, tel qu'il
m'était apparu la première fois à
932. Ibid., p. 128-130
933. Ibid., p. 152
934. Ibid. p. 167
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Rhodes, avec son grand rire et sa joie de vivre...
Dans la nuit, je guettais le hululement de la chouette, l'oiseau de Minerve,
mais n'entendais que les aboiements des chiens.
Ma vie avait été consacrée au
devoir935.
Il lui reste néanmoins une raison de vivre :
son ami Sigismond. Prince germain, celui-ci avait été
condamné à l'arène, un jour où Tibère
assistait malgré lui aux jeux. En le voyant si faible, il est pris de
compassion et, malgré les huées de la foule, il décide
d'épargner le jeune homme :
Je reportai mon regard sur l'arène et vis
les membres du jeune Germain se détendre, comme s'il acceptait la mort,
alors que ses yeux étaient toujours dilatés par la terreur
née de la soudaine conscience de ce qui lui arrivait. Je
connaissais bien ce regard. Je l'avais vu souvent sur le champ de bataille.
J'avais vu bien des hommes et bien des garçons faire, en un instant
d'effarement, cette même découverte, à savoir que tout ce
qu'ils avaient pensé essentiel, tout ce que leurs sens pouvaient
connaître - à commencer par leur propre corps - pouvait être
soudain anéanti, comme si la vie n'était rien de plus qu'un
rêve brusquement devenu cauchemar. Le garçon avait les
lèvres qui remuaient, sa langue vint toucher sa lèvre
inférieure. Alors, je dressai mon pouce vers le haut, afin de le sauver.
Ce n'était pas seulement lui que je sauvais, mais également
moi-même, et ma raison. Mon geste avait été sans calcul. Je
quittai les arènes et me faisant huer, la populace hurlant sa
déception936.
Par le passé, alors qu'il était en
campagne en Germanie, le prince avait entretenu une brève relation
amoureuse pour un jeune homme nommé Ségeste. Mais il se refuse
ici d'assouvir son amour, afin de ne pas souiller cet être si beau et si
bon :
Je ne pouvais nier, seul avec moi-même, le
trouble que je ressentais ni le plaisir que j'avais à avoir le
garçon auprès de moi. Mais j'étais également
conscient de son caractère viril, de sa réserve et de sa
dignité. L'étreinte d'un vieil homme à
l'haleine nauséabonde et au cou
décharné n'aurait pu manquer de la dégoûter. Je ne
voulais pas le contraindre à se dégrader. Il avait une
décence foncière que j'aurais pu croire disparue de la surface de
cette terre. J'aimais l'avoir dans ma maison, converser avec lui, lui enseigner
la vertu et la connaissance du monde, accepter les petits services qu'il
me
rendait avec un pointilleux
respect937.
Plein d'égards envers ce jeune homme qui ne
devait jamais le trahir, il l'achète comme esclave et l'affranchit
immédiatement, lui demandant simplement de rester à ses
côtés pour être son ami. Le considérant comme un
nouveau fils, il lui permet un mariage inespéré compte tenu de
son ancienne condition servile et l'union heureuse des époux devient sa
raison de vivre : il est au moins une chose bonne en ce monde perverti
:
C'était un jour heureux. Sigismond
était tombé amoureux d'une fille de l'endroit, une Grecque
nommée Euphrosyne, dont le père exerçait comme
médecin à Naples mais possédait une petite villa à
Capri, donnée par Auguste pour un service qu'il lui avait rendu. Le
mariage eût été inconcevable sans mon parrainage.
Miltiades, le père, n'eût jamais consenti à accorder la
main de sa fille adorée à un affranchi germain, ancien gladiateur
de surcroît, si celui-ci n'avait
935. Ibid., p. 308-309
936. Ibid., p. 249-250
937. Ibid., p. 253
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pas été mon favori. Pour ma part,
j'étais enchanté de cette union. Euphrosyne était une
fille délicieuse, avec des yeux et une abondante chevelure noirs
comme de l'encre, une créature faire pour le plaisir, mais en même
temps douce et intelligente. Les voir ensemble était une
justification de l'Empire ; seul Rome, en effet, avait pu rapprocher ces
deux physiques parfaits mais totalement différents. Ils respiraient
véritablement le bonheur. Je bénis leur mariage en
leur demandant de rester tous deux dans ma
maison.938
Mais la jeune femme attire un autre homme : le jeune
Caligula. A la veille de sa mort, Tibère apprend que son héritier
a violé Euphrosyne, et se jure de punir celui qui a abusé de la
femme de son meilleur ami. Ainsi, la dernière action du tyran si
décrié aura été dictée par l'amour et le
sens de la justice :
Ce soir, Sigimond est venu me trouver. Il tremblait
de tous ses membres. Je lui ai demandé ce qui n'allait pas, et il m'a
répondu sans tarder. Hier, mon petit-neveu et héritier
présomptif de ce misérable Empire, Caïus Caligula, fils du
héros Germanicus, a violé Euphrosyne, qui était enceinte
de six mois. Ce matin, elle a fait une fausse couche. Sigismond
est
tombé à genoux devant moi, m'a pris les
mains et a imploré vengeance. Je l'ai regardé dans les yeux. Son
visage, maintenant gras et sans beauté, était humide de larmes et
décomposé de chagrin. Sa voix tremblait en me disant : -
Euphrosyne frissonne maintenant, même à mon contact. Je ne sais
pas si elle se remettra un jour. Je ne sais pas si ce qui a été
brisé pourra jamais être réparé. Maître, je te
supplie...
Toute ma vie j'avais refusé qu'on
m'appelât ainsi, mais quand je vis le visage de Sigismond et compris sa
douleur, je n'eus pas la force de protester. Je le pris dans mes bras et
l'attirai contre moi. J'ai ordonné à Caius de comparaître
devant moi ce matin, et j'ai en même temps demandé à Macron
d'avoir des gardes à sa disposition pour
l'arrêter939.
Ce roman peut alors être considéré
comme la synthèse d'une longue réhabilitation, agissant sur plus
d'un siècle et demi. Tibère n'est plus le tyran
méprisable, vengeur et débauché d'autrefois, mais un homme
bon, ne faisant appel à la violence que par désespoir et
dénué de toute perversité. Certes, il n'est pas parfait,
mais il était volontaire et aurait pu, en d'autres temps et en dans
d'autres circonstances, être un homme respecté, voire
apprécié. Au XIXe siècle, le propos était
différent, quand bien même les auteurs avaient lu la nouvelle
historiographie et compatissaient à la peine du tyran : leur avis
était plus nuancé. C'est ce constat que nous sommes amenés
à souligner dans la seconde partie de ce chapitre.
938. Ibid., p. 286
939. Ibid., p. 310
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