b. L'exilé de Rhodes
Dans la première partie du roman, Tibère
est en retraite à Rhodes et profite de sa solitude pour écrire
ses Mémoires. Il met fin à son projet alors qu'on l'autorise
à revenir à Rome, ne reprenant l'écriture que des
décennies plus tard.
Parmi les éléments marquants, citons le
rapport à la politique. Dès sa jeunesse, alors qu'il est
destiné à devenir un général respecté, il
manifeste devant Auguste son souci de conserver les frontières telles
qu'elles sont, afin de les consolider et ne pas les étendre inutilement.
Il s'oppose sur ce point à Marcellus, qui trépigne d'impatience
à l'idée de mater les guerriers de Bretagne, peints en
bleu926. Mais plus que de donner sa propre idée de ce que
doit être le principat naissant, il préfère s'attacher
à l'opinion de ses aînés, afin de créer par la suite
sa vision d'un bon État. Ainsi, il s'intéresse à l'avis
d'Agrippa, qui souhaite dépasser les concepts de monarchie et de
démocratie, qui lui semblent depuis longtemps obsolètes - un
modèle pour celui qui veut restaurer la République de ses
ancêtres :
Mais je puis te dire ceci : seuls des États
n'ayant pas encore atteint la maturité peuvent s'accommoder de la
démocratie ou de la monarchie. Nous avons dépassé l'une
et l'autre de ces formes de gouvernement. La définition classique
donnée par les Grecs des types d'État ne s'applique plus, car
nous ne sommes même pas une oligarchie au sens où
ils l'entendent. Nous sommes peut-être une constellation de
pouvoirs...927
Mais il ne peut adhérer à ce principat
qui sacrifie des victimes à la raison d'État.
Mécène est le symbole de cette déchéance, se
condamnant lui même à l'infamie par chagrin d'avoir
été abandonné par son ami d'autrefois, devenu un tyran
qu'il refuse de glorifier :
Il n'y a qu'une personne, en fait, que j'aie
vraiment aimée, et j'ai fait en sorte d'assurer à cet homme ce
qu'il désirait le plus ardemment : Rome. Son accession au pouvoir,
aidée par mes conseils en d'innombrables occasion, a sauvé
l'État et peut-être le monde. J'ai contribué à faire
de lui un grand homme pour le bénéfice de tous, et, ce faisant,
j'ai collaboré
avec le temps et le monde à la destruction
du jeune garçon que j'aimais. J'ai adoré Octave et j'aime encore
le petit garçon qui survit derrière le masque d'Auguste.
Cependant, en lui donnant le monde, je l'ai perdu. En sauvant Rome,
je
926. Massie 1998, p. 23
927. Ibid., p. 40
269
lui ai appris à placer la raison
d'État au-dessus des exigences de l'amour humain ordinaire. Je suis fier
de ce que j'ai accompli et écoeuré par ses
conséquences. Mon dégoût s'exprime dans la
lubricité, et c'est une piètre consolation que de savoir que
l'amour des étreintes charnelles est moins nuisible à l'âme
et au caractère que l'amour du pouvoir...928
Autre pari de l'auteur, faire de Tibère un
révolté. Il s'oppose notamment à l'esclavage, pratique
ancestrale de la Rome dont il est fier de porter les couleurs, mais qui le
répugne de par l'infamie dans lequel elle plonge l'être servile,
qui est aussi humain que son maître :
Néanmoins, on doit également admettre
que l'esclavage viole la loi de la nature. Nos ancêtres ne pensaient pas
ainsi ; Marcus Portius Caton, homme des plus désagréables,
considérait que l'esclave n'était rien de plus qu'un outil
vivant. Ce sont précisément ses mots. Ils me
dégoûtent, quant à moi. Un esclave a les mêmes
membres et les mêmes organes qu'un homme libre ; le même esprit
et la même âme. J'ai toujours eu soin de traiter mes propres
esclaves comme des êtres humains. En fait, je les considère
comme des amis dépourvus de prétentions. Un proverbe dit : «
Autant d'ennemis que d'esclaves. » Mais ils ne sont pas des ennemis par
essence. Si les esclaves ont de l'inimitié envers leurs maîtres,
ce sont généralement les maîtres qui l'ont
provoquée. Trop de Romains se montrent hautains, cruels et insultants
envers leurs esclaves, oubliant que, tout comme eux-mêmes, les pauvres
créatures respirent, vivent et meurent. Un homme sage, ce qui veut
également dire un homme bon, traite ses esclaves comme il voudrait
lui-même être traité par ceux qui ont autorité sur
lui. J'ai toujours éprouvé un amusement mêlé de
mépris en entendant des sénateurs se plaindre que
la liberté ait disparu à Rome (ce qui est malheureusement
vrai) et en voyant, en même temps, les mêmes hommes
prendre plaisir à humilier et accabler leurs esclaves. Ce sont
là des idées que j'ai acquises au fil des ans. Je ne les avais
pas toutes quand on m'a confié la mission d'inspecter les
casernements d'esclaves. Mais leur germe était là , et
cette expérience l'a conduit à s'épanouir. Ce que j'ai
vu dans ces casernements, c'était la dégradation de
l'homme929
Il se dégoûte tout autant de la
décadence des moeurs, lorsqu'il assiste à un spectacle odieux de
perversité et qu'il constate que les lois romaines ne sont plus
respectées par personne :
Me tenant en ce moment en retrait des spectateurs,
je vis un groupe de voleurs à la tire opérer tranquillement parmi
eux, soulageant de leur argent les pauvres imbéciles
fascinés
- Il devrait y avoir une loi contre ce genre
d'ordure, fit un homme à côté de moi, les lèvres
pincées. - Il y en a une, lui dis-je, avant de
m'éloigner.
Il existe effectivement une telle loi, mais elle
n'est pas appliquée. Elle ne peut l'être, car il n'est pas au
pouvoir du gouvernement de forcer les gens à se bien tenir. Quand le
respect envers les dieux s'est détérioré, quand le
désordre règne dans les familles, la licence l'emporte, et les
impulsions secrètes que les hommes refrènent dans une
société décente et bien ordonnée se donnent
libre cours ouvertement930.
Enfin, nous nous devons de rapporter le rapport de
Tibère à sa seconde femme, Julie, dans la mesure où il
explore une vision inédite. Là où la plupart des auteurs,
historiens ou romanciers, présentent un mariage malheureux et
conflictuel, Massie en fait deux amants dans leur jeunesse et, si
le
928. Ibid., p. 77-78
929. Ibid., p. 37
930. Ibid., p. 119-120
270
divorce d'avec Vipsania le blesse, il parvient à
partager un moment d'amour profond avec sa nouvelle épouse à la
naissance de leur fils :
Quelque chose d'étrange m'arriva
après la naissance de notre fils. Je tombai amoureux de ma femme. Tout
d'abord, je ne voulus pas l'admettre, même en mon for
intérieur. Il me semblait trahir le souvenir de Vipsania. Cependant,
cela arriva, et cela commença au moment où je vis Julie
étendue, épuisée mais toujours radieuse, les cheveux
répandus en éventail sur son oreiller, avec notre enfant dans
les bras. Je n'avais jamais pensé Julie maternelle. Son attitude
envers ses deux garçons, Caïus et Lucius, était
marquée de réserve et de scepticisme ; elle se refusait à
partager la haute opinion qu'avait leur grand-père de leurs
capacités. Mais elle se montrait éperdue devant le petit
Tibère (qu'elle avait insisté pour appeler ainsi) et, en les
voyant ainsi, je me suis pris à penser : « Cette chose est mienne,
le plus désirable trésor de Rome est mien, mien, à moi
seul. » Et mon coeur se mit à déborder d'amour. Je tombai
sur un genou auprès du lit, saisis la main de Julie et la couvris de
baisers. Je la pris dans mes bras et la serrai contre moi avec une
tendre assurance et un désir ardent que je n'avais jamais ressentis
auparavant, même avec Vipsania. Je fus, ce soir-là et pendant
les mois qui suivirent, un prince parmi les
hommes931.
A la mort de ce petit garçon, Julie devient
dépressive et commence à laisser déborder ses instincts
lascifs. Si elle trompait Marcellus durant leur mariage et que Tibère
éprouvait une attirance sexuelle pour elle, Julie restait le plus
souvent digne des vertus que l'on attendait d'elle. Détruite par le
chagrin, elle s'attire la honte et refuse de voir ses amis d'antan.
Exilé à Rhodes, notamment par tristesse de la voir dans cet
état, Tibère cherche à la raisonner. En vain :
désormais, elle le déteste :
Julie, Je ne sais ce qui s'est passé
entre nous depuis la mort de notre fils bien-aimé. Ce que je puis voir
et entendre de ton comportement m'amène à penser que sa mort
t'a dégoûtée de tout, et t'a conduite à
désespérer de toute justice et de tout ordre des choses. Il me
chagrine de constater que tu sembles m'inclure parmi les objets de ton
ressentiment. Notre mariage n'a pas été de notre fait. Il nous
fut imposé sans égard pour nos sentiments. Je sais que tu aurais
préféré en épouser un autre, et je compatis.
Néanmoins, ce mariage a eu lieu. Je me suis appliqué, dès
le départ, à honorer mes obligations et j'en ai
été par récompensé par le réveil de mon
amour pour toi et la renaissance de la passion physique que j'avais
ressentie quand nous étions jeunes. J'ai cru qu'avec la naissance du
petit Tibère, tu étais, à ma grande joie, en mesure
d'éprouver des sentiments analogues. Le temps, les exigences du devoir,
les circonstances et un destin cruel nous ont séparés, alors
même que le petit Tibère était arraché à
notre affection. Telle était la cruelle volonté des dieux
à laquelle nous étions contraints de nous soumettre.
Crois-moi, je comprends ton refus de t'y plier. Je puis même
admirer ta volonté rebelle et compatir avec ce que je
considère comme ton malheur. Je suis prêt à voir dans le
fait que tu me repousses l'expression d'impulsions que tu ne peux
contrôler, si pénible que cela soit pour moi, en espérant
simplement que les choses changent avec le temps. Mais il y a une chose que
je dois te dire. J'ai ma fierté et ne puis supporter
le déshonneur. Je ne suis pas pour rien de la maison des Claude. Si
tu ne peux m'aimer, je l'accepte, mais je dois te demander de te conduire
d'une façon digne de l'épouse du chef de la gens claudienne. Tu
me le dois, tout comme tu dois à ton père de ne pas
compromettre son autorité morale. Autre chose : tu ne peux
espérer trouver le bonheur que si tu apprends à te respecter.
Je pense que là, tu en es grave danger si tu continues à te
comporter comme tu le fais. Crois- moi, Julie, ce
sont tes intérêt que j'ai à coeur. (...)
931. Ibid., p. 93-94
271
Tu as toujours été un sinistre
hypocrite, et maintenant, en plus, tu es stupide. Tu as toujours
été égoïste et sans coeur. Toute ma vie, on m'a
toujours tout refusé, on m'a contrainte de vivre comme l'entendaient les
autres. J'en ai assez. Maintenant, je vis pour moi-même. Je
préfère qu'il en soit ainsi. Si tu penses que je suis
malheureuse, c'est que tu es idiot. Et ne menace plus jamais. J'ai moi aussi
des armes932.
C'est par égard en leur amour d'antan qu'il se
décide à écrire à Auguste, après qu'il ait
exilé sa fille indigne, afin qu'il lui accorde le pardon :
Mon épouse, souffrant peut-être de
cette sorte de dépression qui, à ce que disent les
médecins, peut affecter les femmes approchant de l'âge moyen,
s'est conduite d'une manière plus qu'insensée. La nature
particulièrement publique de son comportement doit rendre difficile le
pardon, car, en tant que Princeps, tu ne peux manquer de l'interpréter
comme un défi à l'admirable législation que tu as fait
mettre en place. Cependant, je t'adjure, tant en tant que père de notre
pays qu'en tant que père de cette malheureuse, de manifester ta
clémence. Je te supplie de prendre en considération le fait que
mon absence, motivée par mon intense fatigue physique en mentale et mon
désir de permettre à Caïus et Lucius de s'épanouir,
peut avoir contribué aux aberrations de ma femme. La clémence a
toujours ses vertus. Appliquer la justice
dans toute sa sévérité
reviendrait à te plonger un poignard dans le
coeur...933
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