b. Le rêve de Caligula, ou un idéaliste
conspué
917. Grimal 1992, p. 55-56
918. Ibid., p. 121-122
919. Ibid., p. 147-148
264
Dans ce roman historique, écrit en 2005, Maria
Grazia Siliato retrace la vie de Caligula, de son enfance à sa mort (le
prologue étant son assassinat, la suite un flash-back). La
première moitié du récit est consacrée au
règne de Tibère. L'auteur prend parti pour certains personnages,
et en conspue d'autres :
- Parmi les bons : Germanicus (bon père,
sympathique et loyal), Caligula (plus prudent que cruel), Antoine et
Cléopâtre (un couple amoureux, passionné par l'Orient),
Julie (instrument politique mal-aimée), Agrippine (mère
terrifiée qui cherche à se montrer courageuse), Néron
(frère jovial), Drusus III (intellectuel renfermé) et Antonia
(gentille grand-mère ayant vécu les malheurs et garde ses
opinions paisibles)
- Pour les mauvais : Livie (antagoniste principale,
surnommée « Noverca » - « marâtre »), Macron
(un nouveau Séjan ambitieux, que Caligula perce à jour), Pison
(mal-aimable et méprisant), Tibère (persécuteur, mais on
apprend vers la fin qu'il était le pantin du Sénat), Auguste (a
ruiné la vie de bonté d'Antoine)
D'une manière originale, Caligula est
présenté comme un bon prince. Il feint la bêtise pour
échapper aux intrigues de cour, tout comme Claude, et dissimule ses
pensées (ce qui lui vaut la même antipathie que Tibère). Il
n'est en rien un mauvais homme, et on le prend en pitié. Soucieux de
rester en vie, il doit retenir ses larmes à l'annonce des morts de ses
proches et voit sa première épouse, une jeune fille timide
âgée de quinze ans, mourir en couches en même temps que son
premier né. Fier de son ascendance, il se passionne pour l'Égypte
qu'affectionnait tant Antoine.
Le récit commence par la mort du personnage
principal. Voulant régner intelligemment et être digne de ses
ancêtres, il se montre trop peu docile envers le Sénat, qui
comptait sur sa jeunesse pour le manipuler. Ce sont ces mêmes
sénateurs qui se servent du manque d'intelligence de Chaereas pour lui
faire croire que son empereur veut lui nuire, le poussant à agir par le
complot. Caligula est pris par surprise, mais accepte la mort. Au lieu de
mourir indignement, comme le mauvais tyran qu'on représente souvent, il
accepte son destin, libéré de sa vie de souffrance :
A la vue de Chaereas, qui se rapprochait
rapidement, trop rapidement, et seul, il comprit en un éclair qu'il
avait eu beau éventer de nombreuses conjurations, la mort s'était
nichée dans sa propre demeure. Il sentit un coup dans le dos, un
élancement glacial, et perdit l'équilibre. Le souffle court, il
se souvint : « Une lame qui s'enfonce dans les poumons,
c'est un choc, une sensation de froid, pas de
douleur... » avait dit son père en Syrie quelques années
plus tôt. (...) Il tenta de se frayer un chemin vers l'atrium,
d'où, curieusement, ne s'échappait aucun bruit - juste de la
lumière. C'est alors que la dague de Julius Lupus s'enfonça en
traître dans son estomac. Derrière lui, Chaereas, l'homme avec
lequel il avait l'habitude de plaisanter, lui assena un coup si fort que ses
genoux cédèrent. Gaius César, le troisième empereur
de Rome, s'effondra sur la belle marqueterie de marbre. Dans le choc, son
anneau sigillarius, frappé de l'oeil d'Horus,
265
qui avait appartenu à un pharaon, se brisa.
En vertu d'un étrange mécanisme, un autre conseil de son
père jaillit à son esprit : « Dernière
défense, simuler la mort. » Il se figea, mais il mourait vraiment,
sous les yeux implacables de ses assassins. Une pensée l'occupait
encore : Il me reste tant de choses à faire. (...) Pour la
première fois, en l'espace des vingt-neuf ans qu'avait duré sa
vie, il sut qu'il ne craignait plus rien.920
Un de ses premiers souvenirs d'enfance est celui de sa
mère en larmes à l'annonce de la mort de Julie. Il est trop jeune
pour comprendre ce qui se passe, mais l'image va le marquer et le petit
garçon perd son innocence au contact des adultes, à commencer par
l'officier Silius, qui le renseignent sur la vie à Rome, ce que ses
parents veulent lui cacher pour qu'il reste le plus longtemps possible un
enfant :
L'officier de garde rebroussa chemin sans
s'apercevoir que - selon la volonté fatale, peut-être, de ces
dieux que mentionnent souvent les écrivains antiques - la porte du
commandement était entrouverte. Voilà pourquoi Gaius vit
sa jeune et magnifique mère surgir derrière le dux Germanicus,
ramasser le message et en lire les quelques lignes avant qu'il
l'arrête. Il la surprit en pleurs. En dépit de toutes les
règles, l'officier de garde l'observait, lui aussi, à travers
la fente. Et quand la femme releva son beau visage, il découvrit que
celui-ci n'exprimait pas le chagrin, mais la rage, le désespoir, la
haine : « Cette maudite vieille, la Noverca, la tuée... Je, je...
jure... ». Germanicus la serra aussitôt dans ses bras, comme
chaque fois qu'il devait étouffer ses révoltes. Au bout d'un
moment, elle finissait par s'abandonner, et leur étreinte se
changeait en un geste d'amour. Mais, ce jour-là, elle ne cédait
pas. Gaius entendit son père lui murmurer tendrement à
l'oreille : « Résigne-toi, « sustine » , supporte. Nous
aurons le temps... Allez, sèche tes larmes, il ne faut pas qu'on
raconte que tu pleures.
- Cela fait dix-sept ans qu'on m'a interdit de la
voir, dit-elle d'une voix rauque. Elle est morte seule. (...)
Les genoux tremblants, il s'abandonna sur un
siège à côté de l'officier et murmura : « J'ai
vu ma mère pleurer... Ne le
dis à personne.
- Ta mère Agrippine a plus d'une raison de
pleurer ! Sais-tu qu'elle avait trois frères ?
- Ce n'est pas vrai ! On ne m'en avait jamais
parlé. Il n'y a personne... Tu as dit « avait » ? Pourquoi
?
Le maître d'armes intervint alors : « Les
trois frères de ta mère étaient les seuls héritiers
d'Auguste, l'espoir de l'Empire. Eux, pas Tibère. (...) Comme le
garçonnet l'observait d'un regard fasciné, Caius Silius reprit
son sérieux et dit : « Tu as compris le maniement de la sica. Tu es
assez grand maintenant pour savoir que la mort des trois frères
de
ta mère a donné l'Empire à
Tibère. Mais garde-le pour toi. Gaius pensa qu'il ne devait plus
demander à personne pourquoi sa mère pleurait. Et il sentit
que son enfance était terminée921.
Tibère n'est qu'un pantin manipulé par sa
mère. C'est Livie, la « Noverca », qui fait office
d'antagoniste principal de la première partie du roman. C'est
cette femme détestable qui accueille le jeune Gaius quelques
années plus tard. Vieillie, elle est pourtant toujours aussi dangereuse.
C'est un souvenir du temps passé, un témoignage vivant des bases
de la tyrannie, parvenue à son rang par la
920. Siliato 2007, p. 7-9
921. Ibid., p. 17-21
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manipulation :
Un homme a besoin d'une femme à ses
côtés pour croire qu'il peut dormir tranquillement », avait
dit un jour Germanicus. Intelligente et glaciale, Livie avait
transformé la passion qu'elle avait inspiré à Auguste,
l'espace d'une saison, en le soutien inébranlable de son pouvoir.
Elle avait tout accepté : ses liaisons incessantes et notoires avec
des femmes qui étaient aussi ses amies, une vie pliée à
ses exigences, le fait d'être devenue sa meilleure alliée aux
dépens de sa féminité. Elle l'avait affranchi des
mensonges et de la pudeur qui régissaient les rapports entre
époux, pour mieux conseiller, discuter, insister avec l'apparence
d'une asexualité qui lui épargnait les comparaisons, le
dégoût et la répudiation. Elle surveillait comme une
sultane les femmes qui pénétraient dans ses appartements
d'intellectuel tourmenté, méprisait en secret ses faiblesses
masculines et connaissait le mouvement de ses pensées au point de
les guider, de les manipuler et de les empoisonner à son insu. Elle
n'exigeait jamais rien, si bien qu'on la croyait privée
de désirs personnels. Et tout cela parce que, comme l'avait
écrit Drusus, elle n'eût rien été sans
lui922.
Mais l'intérêt principal de ce roman, c'est
la réhabilitation d'un personnage souvent haï.
Présenté enfant, à travers ses propres souvenirs, Caligula
attire la sympathie et la compassion. C'est le propos suscité par des
scènes telles que le récit de l'enfance d'Antonia, mise en
parallèle avec celle de son petit-fils923, ou par la mort en
couches de la première épouse de Gaius, incapable de donner
naissance à leur enfant924. Peu avant de mourir (de causes
naturelles), Tibère rentre en contact avec son successeur
présumé, percevant en lui un espoir de paix, pensée
fugitive qu'il réprime en l'espace d'un instant, brisé par le
temps et par son propre malheur :
Un jour où Gaius César le saluait en
silence, Tibère s'immobilisa un instant, aussitôt imité par
le jeune homme, qui imagina que l'empereur avait envie de lui parler. En
réalité, Tibère, las de sa vie, pensait que Gaius avait
survécu à une expérience bien plus terrible que celle qui
avait consisté à traverser la forêt de Teutoburg en
pleine nuit. Des rêves de paix affleuraient à son esprit, les
rêves mêmes qui avait poussé Auguste, dans ses vieux
jours, à se rendre sur l'île de Planasie, où était
relégué son petit-fils, Agrippa Postumus, pour l'embrasser et
pleurer avec lui. Tibère pensait avec une terreur rétrospective
que toute une vie lui avait été nécessaire pour
connaître la féroce stérilité du pouvoir. Il
regardait Gaius. Mais celui-ci ne parvenant pas à remuer les
lèvres, il passa son chemin, traînant ses chevilles
enflées.925
922. Ibid., p. 153-154
923. Ibid., p. 160-161 :
J'avais six ans de moins que toi quand ma vie fut
bouleversée. C'était le troisième jour du triumphus
d'Auguste après la conquête de l'Égypte... Les deux
adolescents marchaient en tête du cortège, le cou et les poignets
attachés par de fines chaînes d'or, leurs longues tuniques de soie
frôlant la poussière. C'étaient mon frère et ma
soeur, et je les voyais pour la première fois. C'étaient les
enfants de mon père et de son amie Cléopâtre, la reine qui
avait fait répudier ma mère et qui s'était donné la
mort, comme lui. Les deux femmes avaient accouché presque au même
moment. Ma mère pleura beaucoup à ma naissance. Et l'on dit que
ce fut aussi le cas de l'autre. »
Assis à ses pieds, comme il l'avait
été pendant des années devant sa mère, Gaius posa
les coudes sur les genoux de la vieille femme. Elle lui caressa les cheveux,
souleva son menton et dit « Tu ne crois pas que tout cela était
insupportable, pour moi ? Aussi insupportable peut-être que ce que tu vis
à présent ? Les esclaves égyptiennes m'apprirent que Marc
Antoine priait sa reine de le caresser les derniers temps, quand il
était en proie à l'angoisse. Comme ça.
»
Ses doigts effectuaient un mouvement circulaire sur
les tempes du garçon.
924. Ibid., p. 205 :
« Je l'aurais appelé Antoine
César Germanicus », affirma Gaius d'une voix brusque, à la
grande surprise de ceux qui l'entouraient. Il se demanda si l'enfant aurait eu
le caractère impulsif, sanguin, autodestructeur de Marc Antoine. Ou
l'esprit limpide, égal et rassurant de Germanicus.
925. Ibid., p. 210
267
Dans ces deux romans, Tibère fait office de
figurant, bien qu'il agisse indirectement sur la vie des narrateurs. Toutefois,
dans l'un et dans l'autre, il n'est pas forcément un modèle de
haine : c'est un mauvais, certes, mais avant tout un homme manipulé,
solitaire qui attend avec fatalisme la mort. Autre point commun entre les
Mémoires d'Agrippine et le Rêve de Caligula, les
narrateurs ont été jugés maléfiques par la
postérité et sont ici présentés comme des
êtres « humains », avec leurs soucis, leurs pensées,...
Et, dans le cadre de notre étude, il est un roman qui suit ce
modèle pour Tibère : les Mémoires de
Tibère.
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