II - L'oeil du spectateur : Agrippine et Caligula
a. Les Mémoires d'Agrippine , ou une petite
fille dans un monde d'adultes
Nous avons préalablement établi que le
texte original, qui servit probablement de source à Tacite et qui
fustigeait les persécuteurs de la famille de Germanicus, est perdu.
Pierre Grimal, dans ce roman de 1992, reconstitue ce qu'aurait pu être le
contenu de l'ouvrage. Agrippine commence à écrire au lendemain de
la mort de Britannicus, se disant que sa fin est proche : Néron ne
l'aime plus et commence à la considérer comme une dangereuse
rivale. Le personnage de Tibère n'apparaît que peu, puisque
Agrippine la Jeune ne l'a que peu rencontré : le récit de ce
règne se fait à travers des souvenirs d'enfance. Pour la petite
fille, Caligula était un grand frère qui savait tout, intelligent
et malsain, Claude un gentil infirme pas aussi bête que ne le pensaient
ses proches (et dont la mort, nécessaire, est le plus grand regret de
celle qui dut tuer son ami d'enfance) et Pison un « vilain » à
la présence peu rassurante qui lui a volé son
père.
Le roman concerne davantage les règnes de
Caligula, Claude et Néron que celui de Tibère : ce dernier meurt
à la fin du premier tiers du livre, davantage consacré aux
rapports humains de la jeune femme qu'aux intrigues politiques. Ce qui nous
intéresse, c'est l'image des souvenirs naïfs d'une fillette,
rapportés par une adulte soucieuse de raconter son vécu avant de
disparaître. Ainsi, elle se souvient vaguement de la marche
funèbre en honneur de son père, quand sa mère dut porter
l'urne dans ses bras à travers toute l'Italie, affaiblie par l'effort
physique et le deuil, une image qui aura
916. Ibid., p. 415-416
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marqué Caligula, alors âgé de huit
ans, celui-ci s'efforçant de la reproduire vingt ans plus tard en
faisant porter les cendres de Lepidus à sa jeune soeur. Une nouvelle
fois, le traumatisme forge le mauvais prince917. Ce même
Caligula apprend l'art de la dissimulation, à la plus grande horreur
d'Agrippine, qui perçoit en lui le futur empereur fou :
Je me demandai, avec un peu
d'anxiété, comment Gaius se comporterait avec Livie. Je
connaissais ses sentiments à son égard et je m'attendais
à ce qu'il se montrât insolent avec elle, et qu'il
s'ensuivît un éclat, fort embarrassant pour nous tous. Or,
à ma grande surprise, Gaius se montra le meilleur, le plus
attentionné, le plus affectueux des petits-fils, et Livie, à
son tour, le pris en amitié. Elle ne pouvait plus se passer de lui ! Les
échos que j'avais de leurs relations me rassuraient sur le sort de ma
mère. Aussi longtemps que Livie s'entendait bien avec Gaius, aussi
longtemps on pouvait espérer que Tibère s'abstiendrait de
prendre contre Agrippine des mesures trop sévères. Mais, en
même temps, la manière dont Gaius se conduisait avec son
aïeule m'apprenait aussi autre chose. Elle me découvrait en lui un
pouvoir de dissimulation que je n'avais jamais soupçonné chez
cet adolescent volontiers insolent, fantasque, que je croyais incapable de
résister à toutes les tentations, aux fantaisies les plus
déraisonnables qui lui passaient par la tête. Et
le voilà devenu docile, déférant, flatteur ! Mais
j'entrevoyais autre chose encore. Cette volonté qu'il avait de parvenir
à ses fins, en recourant à des moyens détournés,
cette habileté dans l'hypocrisie me faisait penser à la
manière dont se conduisait Tibère lui-même. Un instant,
je me dis qu'il possédait les qualités qui font un bon empereur.
Et si Gaius, un jour... ?918
Arrive le jour de la mort de Tibère, suivie de
celle de Gemellus. Caligula est coupable des deux meurtres, et le frère
incestueux et railleur est devenu un monstre :
Sur la mort de Tibère, aucun détail.
Et je ne pus jamais lui en arracher davantage. Ce qui m'intrigua toujours.
De toutes les rumeurs qui couraient, laquelle était vraie ? Presque
tout le monde s'accordait à penser que Tibère avait
été assassiné. Les avis différaient sur la
manière dont cela s'était passé, et sur le nom de
l'assassin. Le silence obstiné de Gaius signifiait-il que
c'était lui le coupable, qu'il avait, de ses mains, tué son
grand-père ? Je ne pus jamais avoir sur ce point aucune certitude. Je
veux encore douter aujourd'hui qu'il ait accompli un tel acte. Je me souviens
que, lorsque, quelques jours après la mort de Tibère, il fit
tuer Gemellus, il insista pour que la mort fût matériellement un
suicide, qu'on ne portât pas la main sur son frère adoptif,
mais qu'il s'enfonçât lui-même l'épée dans le
corps. Ce qui, fut-il révélé, n'allait pas sans
difficulté, car Gemellus ignorait tout de la manière de tuer et
ne savait comment s'y prendre. Il commença par se blesser, d'une main
tremblante. Il fallut l'achever. Voilà ce qui me laisse croire que Gaius
ne tua pas lui-même son grand-père, même s'il chargea
quelqu'un de le faire. Il ne voulait pas encourir, par un tel parricide,
la colère des dieux. Je me suis souvent demandé, pourtant, si
les dieux avaient été réellement dupes et si la maladie
qui devait le frapper, quelque temps plus tard, n'eut pas là son
origine, dans la malédiction provoquée inévitablement
par l'assassinat d'un proche919.
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