c. Poison et Volupté , un règne qui va
en se dégradant
La même année912, les auteurs
publièrent une suite à leur roman en la titrant Poison et
Volupté. Ici, le récit va de l'an 16, alors que
Tibère a pu témoigner de quelques actions en tant que prince,
jusqu'à la mort de Séjan en 31. Antonia et Livilla apportent la
vision des femmes de la dynastie sur leur époque. La femme de Drusus II,
une fois n'est pas coutume, est présentée comme un bon
personnage, oeuvrant pour réconcilier les Juliens et les Claudiens et
cherchant un amant qui puisse comprendre ses préoccupations.
Hérode Agrippa est également présenté comme un
personnage majeur, en tant que précepteur de Caligula et auteur d'une
Vie de Germanicus qu'il veut documenter en fréquentant la famille
princière. Enfin, l'astrologue Thrasylle lit dans les étoiles
qu'un enfant libérateur va venir d'Orient pour guérir le monde
malade, s'intéressant à deux jeunes hommes : Simon et Yeshua
(Jésus).
Tibère est préoccupé par la relation
qu'il entretient avec sa mère qui, depuis son enfance, le traite comme
son inférieur. Il se décide enfin à réagir le jour
où Livie, durant une dispute, se décide à lui
révéler le contenu de lettres injurieuses écrites par
Auguste. Choqué, il redevint l'espace d'un instant l'enfant
bégayant et vulnérable qu'il était autrefois :
- J'avais gardé pour moi les
appréciations que, dans ses lettres, Auguste portait sur ton compte. Je
les ai apportées aujourd'hui car je prévoyais ta conduite.
Permets-moi de t'en donner connaissance.
Il la fixa avec plus de curiosité que de
colère.
(...)
- Écoute encore ceci, lança Livie,
impitoyable : « Je cède à tes supplications et, faute d'une
meilleure solution, je vais rappeler Tibère, mais je ne puis te
dissimuler ma répugnance. Les dieux fassent que ni toi ni
Rome
911. Ibid., p. 432-433
912. Les premières éditions des deux
romans datent de 1999.
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n'ayez à m'accuser un jour d'une criminelle
faiblesse ! » Voilà ce qu'Auguste pensait de toi ! Tu liras le
reste
toi-même !
Elle jeta la liasse sur la surface miroitante de la
table. Tibère semblait frappé de la foudre.
(...)
Elle le regarda pour mesurer l'effet de ses coups.
Sur la table, près de la pile de parchemins, sa main droite allait
et
venait dans un mouvement convulsif. Il semblait avoir
perdu l'usage de la parole.
- J'aurais préféré
t'épargner ces révélations mais puisque tu cesses de te
comporter en fils, je n'ai plus à me
comporter en mère.
Il essaya de former une phrase et, les
lèvres tremblantes, ne parvint qu'à hoqueter :
- Co... co... comment oses-tu... trahir la confiance
d'un mort ? Jamais... je ne veux plus te voir... jamais plus
!913
Plus le temps passe, plus Tibère abandonne ses
convictions pour sombrer dans la vice. Incompris, il est empli de
contradictions :
Les heures passaient, et il ne donnait pas le
moindre signe de fatigue. Le vieillard qui peinait à traverser une
pièce devenait un athlète inlassable dès qu'il
s'asseyait à table polie de Cicéron. Le ladre qui
vérifiait le moindre compte au sesterce près était
capable d'offrir, dans un élan de compassion, dix millions sur sa
cassette à une obscure cité d'Asie éprouvée par
un tremblement de terre ou aux survivants d'un incendie. L'homme sans femme
s'entourait de peintures lascives. Le Grand Pontife attaché aux rites
ne croyait pas aux dieux. L'amateur de bons mots faisait étrangler
les mauvais plaisants. Le plus prudent des princes déléguait
à un chevalier ambitieux le commandement de la garnison de Rome et le
droit de vie et de mort sur la noblesse. Tel était l'empereur
Tibère, pétri de contradictions, maître amer d'un monde
ingrat914.
Alors l'ami des enfants, le prince efficace qu'on
attendait pour prendre habilement la succession du prince haïssable
devient pire que son prédécesseur, cherchant le plaisir dans la
cruauté (il fait notamment violer Agrippine par Ahenobarbus pour
humilier la famille). Ceux qui l'aimaient autrefois, Antonia la
première, ne reconnaissent plus leur ami et entendent avec horreur ses
propos, plus ignobles les uns que les autres. La vie lui a appris une chose :
il n'y a que des coupables915.
Comme dans le premier tome, le roman s'achève
sur la pensée d'une femme, songeant à l'avenir. Là
où les Dames du Palatin finissait sur une note d'espoir, ici
c'est une conclusion fataliste, prononcée par la triste Antonia. Avec
Tibère va mourir la justice :
Elle se leva et caressa au passage la statuette
ailée de Némésis qu'elle avait achetée à
prix d'or en Grèce. Selon la légende, la déesse de la
juste colère qu'inspirent les méchants aux êtres bons
quitterait le monde le jour où il n'y resterait plus un seul juste.
Elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Celui qu'elle avait connu, le
frère bien-aimé de son époux, le protecteur vigilant de
ses enfants n'était plus du nombre des justes. Sa visite à Capri
lui avait révélé que, tel un tissu précieux trop
longtemps trempé dans un bain d'acide, Tibère avait
été rongé par le ressentiment et la
haine.
913. Ibid., p. 50-52
914. Franceschini 2001, p. 205
915. Ibid., p. 403
262
Il n'était plus capable d'écouter,
d'aimer, de comprendre qui que ce fût. Elle revit son regard de
bête traquée. La mort ne lui avait jamais fait peur, et il l'avait
bravée sur cent champs de bataille. Que craignait-il donc tant, sinon
sa propre déchéance et le destin qu'elle préparait
à Rome ? Elle n'en doutait pas : un jour le pervers
succéderait au misanthrope. En regardant le petit port pour quitter
l'île, elle avait croisé Caligula et Macron se promenant
côte à côte. Tibère mort, qu'adviendrait-il de
Gemellus face à ces deux fauves ? Le monde qui s'annonçait
serait peuplé de méchants, et Némésis n'y aurait
plus sa place916.
Le roman historique profite donc d'un récit
d'invention pour remplir les vides laissés par l'Histoire. On peut
encore plus profiter de cette méthode en ne nous intéressant
qu'aux pensées d'un seul personnage historique : rien ne vient le
contredire, et le lecteur doit s'identifier à lui en lisant les
jugements de cette figure du passé.
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