b. Les Dames du Palatin, de la jeunesse au
principat
903. Ibid., p. 148
257
A titre d'illustration de la représentation de
l'Histoire dans le roman historique, il nous a semblé pertinent de vous
présenter les deux romans à sujet antique de Paul-Jean
Franceschini et Pierre Lunel.
Le premier d'entre eux, Les Dames du Palatin,
fut publié en 1999. Il raconte la vie à la cour d'Auguste de l'an
24 av. J.-C. jusqu'à la mort du prince. Les caractères des
personnages sont mis en avant, surtout ceux de Julie et Mécène.
Cette première est une femme romantique, amoureuse de Marcellus puis de
son ami d'enfance Jules Antoine. Elle n'est toutefois pas à proprement
parler le personnage principal, les autres membres de la famille
princière étant parfois les narrateurs de chapitres, mais la
plupart des actions gravitent autour de son personnage. Ainsi, sa relation avec
Caius, souvent éludée, est mise en avant : dès sa
naissance, il est prédestiné à être arrogant et
cruel, des défauts qu'Auguste encourage par l'adulation dont il fait
preuve envers son petit-fils. C'est le prince qui fait office d'antagoniste
principal, de par son caractère buté, ses méthodes
radicales et son manque d'affection pour autrui. Tibère est un peu
pataud, très mélancolique et porté au
ressentiment.
Au début du roman, les auteurs
représentent un tableau de jeunesse de la génération de
Tibère. Les adolescents (Julie, Vipsania, Marcellus et Tibère) se
reposent près d'un bassin et sont décrits non comme des
personnages historiques, mais comme ce qu'ils étaient : des jeunes gens.
Ainsi sont décrites les deux adolescentes :
Julie et Vipsania avaient toutes les deux quinze
ans, mais était si différentes qu'elle ne se sentaient pas
concurrentes dans les jeux de la séduction. Vipsania avait
hérité de son père Agrippa, général en chef
des armées de Rome, la lourde chevelure brune, les petits yeux et les
traits plébeiens. Son charme ne survivrait pas à sa jeunesse.
Avec son sourire éclatant et la sensualité conquérante
qui émanait déjà d'elle, Julie semblait une fille de roi
couchée auprès de sa servante. Les corps des deux
adolescentes, en revanche, étaient identiques : les petits seins hauts
perchés et les longues cuisses, une gracilité prometteuse de
rondeurs répondaient aux critères de beauté en vigueur
à Rome, où toute jeune fille, pour plaire, devait être
fluette, et toute matrone imposante.904
Tibère, quant à lui, est décrit par
un portrait physique et moral :
Tibère était sorti du bassin sans
qu'on le vît. Il s'ébroua derrière les trois filles qui, du
même mouvement, se retournèrent et levèrent la
tête. Elle aperçurent un géant velu dont le licium
mouillé soulignait les copieux avantages et qui pointait sa puissante
mâchoire vers elles comme s'il s'apprêtait à les
dévorer. A dix-neuf ans, Tibère en paraissait trente. Lorsque
Livie s'était installée avec le fils de son premier lit au
Palatin, Auguste lui avait donné pour surnom le mot grec signifiant
« petit vieux ». Même les esclaves usaient entre eux de
ce
904. Franceschini 2000, p. 12
258
sobriquet lorsqu'ils étaient certains de
n'être pas entendus. Son père Tibère Claude avait
été l'amiral de César, avant que son infortune
conjugale le fît sombrer dans le vin. Timide et renfermé, il
employait souvent des termes démodés, et cette habitude, comme
le bégaiement qui l'affligeait dès qu'il était ému,
aurait suscité la moquerie si ses poings énormes n'avaient
donné à réfléchir. Il s'était brillamment
comporté contre les rebelles Cantabres et Astures, mais quelques
cuites au vin d'Espagne lui avaient valu de la part des légionnaires un
sobriquet, Tiberius Claudius Nero devenant Biberius Caldius Mero, le «
picoleur de pinard chaud et non coupé ». Son adoration pour
Vipsania, dont il ne se serait pas permis de baiser un doigt, était
l'un des sujets de conversation favoris de la petite bande. On savait que
les filles de cuisine le débarrassaient de ses ardeurs, et l'on
était très étonné qu'il entretînt dans son
coeur une passion chaste. Vipsania en était flattée, mais avec
la naïveté des filles très jeunes, elle s'était mise
en tête qu'elle ne pouvait aimer que des blonds aux yeux
bleus.905
On note un élément récurrent :
les complots menés par les différents personnages pour arriver
à leurs fins. Mécène, par exemple, déçu
d'avoir été disgracié par son ancien ami Auguste cherche
à s'en venger, une revanche qui doit aussi toucher Livie, qu'il n'a
jamais apprécié. Proche de Julie, il n'hésite pas à
se servir d'elle pour son propre intérêt : il l'encourage à
épouser Tibère afin que celui-ci éprouve du ressentiment
envers sa mère en l'estimant coupable du divorce. Ainsi, Livie devrait
supporter la perte successive de ses deux fils : le cadet, qui se fait
remarquer pour ses positions politiques opposées à celle du
prince, et l'aîné, qui ne lui pardonnerait jamais cette
injustice906. Le pire des crimes est la mort de Drusus : elle est
commanditée par Auguste. Le jeune homme qu'il a élevé
comme son propre fils est accusé de conspirer contre lui afin de
restaurer la République, et le beau-père en colère se
promet de le faire décapiter. Mécène tente de raisonner le
prince, qui s'apprête à commettre un acte odieux, mais la
décision est déjà prise. Pire encore, Auguste agit dans
l'ombre, et jamais son crime ne doit être révélé au
monde :
- Un procès est impossible ! murmura-t-il en
s'essuyant la bouche de la manche de sa toge rustique. Je ne puis
faire
juger en public le commandant en chef des
légions de Germanie. Nos ennemis cesseraient de redouter notre
armée ! Et
puis, cela pourrait donner des idées à
quelques généraux. On ne divulgue pas des préparatifs de
coup d'État militaire.
Cette affaire restera
secrète.
- Cela me paraît sage, approuva
Mécène.
- De toute façon, Livie devra toujours ignorer
la trahison de son fils. Il convient aussi d'épargner cette
pauvre
Antonia et ses enfants.
- Mais que faire ?
- Drusus doit être mis hors d'état de
nuire. Définitivement !
- Un accident ?
- C'est cela, un accident. Mais, je te le
répète, personne, absolument personne, ne doit avoir connaissance
de
cette affaire. Tu m'en réponds sur ta
tête !
- On effacera toute trace. Nul ne saura jamais ce
qui s'est passé, je m'en porte garant.
905. Ibid., p. 14-16
906. Ibid., p. 227-228
259
- Ne perds pas un instant, Mécène.
Tout doit être réglé très vite.
- Je pourrais peut-être...
- Non. Ne m'en dis pas plus. Je ne veux pas savoir
comment tu vas procéder. J'apprendrai l'accident en
même
temps que les autres907.
Mais le crime ne paie pas : au lendemain du
départ de Tibère, Auguste prend conscience que sa succession est
perturbée. C'est un prince plein de doutes qui commence à sombrer
dans le désespoir, alors que son règne doit encore durer
près de vingt ans - deux décennies où il ne peut que
culpabiliser en pensant à ses crimes passés :
Il alla jusqu'à se demander si, en
souhaitant qu'on brûlât son Énéide inachevée,
Virgile n'avait pas voulu, par un scrupule de mourant, se
désolidariser de son entreprise. Dans ces moments de
découragement, il se considérait comme le faux roi d'une
République fictive, le père d'un monstre qui ne lui survivrai
pas. Il avait voulu que la famille des Jules se confondît avec
l'État, mais n'était-ce pas un leurre ? Un Agrippa mourait, un
Tibère prenait le large, et l'État vacillait. Il y avait plus
grave : un étourdi comme Caius, un idiot comme Claude acquéraient
vocation naturelle à devenir les maîtres du monde, pour peu que
des successeurs plus qualifiés fissent défaut. Auguste frissonna.
Il avait arraché Rome aux factions pour la mettre à la merci
d'un homme908.
Nous avançons d'une centaine de pages, au
retour de Tibère d'exil. Le lecteur peut lire dans les pensées du
revenant : il constate que son ennemi d'antan, le prince qui avait commis tant
de crimes, n'est plus qu'un vieillard « aux joues creuses et aux
épaules voûtées » au génie intact mais au
regard fatigué909. Posant le pied à Rome pour la
première fois depuis des années, Tibère se prend à
réfléchir à sa situation, à commencer par ses
amours contrariées. C'est un constat d'échec qui s'offre à
lui :
Il rentra chez lui et ordonna qu'on ne le
dérangeât sous aucun prétexte. Il avait besoin de
réfléchir. L'offre de laisser Julie revenir à Rome
l'avait pris au dépourvu. Elle avait fait naître en lui un
sentiment à la fois douloureux et agréable, comme le sont
certains souvenirs d'amour. Il sentait amoindri et dégradé,
à la façon d'un adolescent qui se croît indigne de vivre
parce qu'il a connu un fiasco dans le lit d'une prostituée. Toutefois,
il regrettait amèrement leur complicité d'enfants,
amitié détruite à jamais par le mariage. A Rhodes, il
avait souvent songé aux deux femmes qui avait joué un
rôle important dans sa vie. Vipsania lui avait donné l'impression
de vivre une entente parfaite. Ils s'aimaient tous deux et pourtant, quand
le divorce leur avait été imposé, elle avait vite
séché ses larmes pour se remarier sans regret. C'était
bien la preuve que son amour aurait pu s'adresser à un autre, qu'il
tenait à une situation plus qu'à une personne. Julie, si
évidemment supérieure à Vipsania par l'intelligence, lui
avait donné une autre leçon, encore plus cruelle : l'amour lui
était interdit et il ne connaîtrait jamais la miraculeuse
rencontre des corps et des esprits dont parlent les poètes. Il ne
pourrait jamais lui pardonner cette révélation, plus douloureuse
que tous les adultères. Vipsania et Julie l'avaient blessé
à mort ! Thrasylle avait raison : il lui faudrait, que cela lui
plût ou non, régner sur l'univers, puis finir ses jours seul,
sans bonheur, dans une île910.
907. Ibid., p. 247-249
908. Ibid., p. 272
909. Ibid., p. 363
910. Ibid., p. 368-369
260
Mais ses proches ignorent les pensées de cet
homme dissimulé. Aimable avec les enfants, Tibère est un oncle
apprécié, riant de leurs jeux alors qu'il est
réputé « aussi joyeux qu'un chien mort ». En attendant
la mort du prince, les adultes ne voient qu'un meilleur temps s'annoncer. En
témoignent les dernières lignes du roman, à travers le
regard de Julilla, la fille de Julie :
Elle baissa les yeux, vit Emilia qui lui souriait,
l'éleva dans ses bras et l'embrassa. L'enfant ne connaîtrait rien
de ce que Julie et elle-même avaient vécu. Les temps avaient
changé. C'en serait bientôt fini de la peur. Elle pense à
sa mère et à Postumus, qui ne reverraient jamais la Ville. Ces
désastres-là étaient irréparables, mais le tyran
familial n'était plus, et sa redoutable épouse avait cessé
de tendre ses pièges. Le nouvel empereur, qui aimait jouer avec les
enfants, l'arracherait bientôt à son exil, cela ne faisait pas
l'ombre d'un doute. La vie recommençait enfin. Oui, on pouvait
tout
espérer du règne de
Tibère.911
|