CHAPITRE 7 -
TIBERE ET LA FICTION
- Plaise au ciel que ce Grec ait vu juste, je ne
peux rien te souhaiter de mieux, ami Claudius, et puisses-tu être
longtemps heureux avec une épouse aussi choyée par le Destin...
mais méfie-toi du
hasard...
- Le hasard ? Voilà un mot que je n'ai jamais
entendu, Nicias... C'est encore un de ces mots grecs que vous employez, vous
autres, les médecins ?
- Il n'a rien de grec, c'est un mot que les
légionnaires romains ont ramené de Syrie et qui fait fureur dans
les tripots de Subure, où ils perdent des fortunes en jouant aux
dés ; lorsqu'ils gagnent, il s'écrient : « Merci, hasard !
» et, lorsqu'ils perdent, ils disent : « C'est encore un mauvais coup
du hasard ! »
- En quoi ce hasard ou ce Syrien peuvent-ils bien
influencer la conduite de Livie, Nicias ? C'est une épouse absolument
irréprochable. Que veux-tu insinuer, Nicias, en me recommandant de me
méfier du hasard ?
- Je n'insinue rien, Claudius, et je ne te recommande
rien, je dis tout simplement que, dans notre pauvre existence humaine, tout
peut survenir sans qu'on s'y attende : tu es vivant aujourd'hui, mais demain tu
peux mourir, renversé par un cheval au galop, tu es
riche
aujourd'hui, et demain tu peux être
ruiné par un incendie ou par une spéculation
malheureuse.
(...)
- Alors, mon vieux Claudius, où que tu sois
aujourd'hui, tu y crois, maintenant, à ce bon vieux hasard dont tu riais
jadis ?
[ Roger CARATINI - Tibère ou la
mélancolie d'être ]
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A. Romancer l'Antiquité
Notre traitement de l'Antiquité dans la fiction
se doit de commencer par le romanesque. Non que ce genre soit chronologiquement
le premier à se manifester, mais il permet plus facilement la transition
entre l'Histoire et la fiction, de par l'aspect romancé de certaines
biographies. Cette étude se fera essentiellement aux moyens d'exemples
choisis, et nous userons abondamment de la citation, afin de ne pas
dénaturer un propos où la forme est tout autant, voire plus,
réfléchie que le fond.
I - Le roman historique : Vivre l'Antiquité
a. La biographie : une pratique romanesque
Parler de romanesque n'est pas forcément parler
de fiction. En cherchant à reconstituer une Antiquité dont les
éléments sont morcelés et imprécis, l'historien est
amené à faire appel à des qualités
littéraires, celles lui permettant de constituer un tout
cohérent. Si le risque est de conter un récit fantasmé et
essentiellement composé d'inventions et de préjugés, la
pratique est inévitable : sans elle, tout devrait être noté
au conditionnel et le lecteur ne pourrait en aucun cas se faire une
idée, ni sur le propos de l'auteur, ni sur la situation que celui-ci
veut restituer. Nous l'avons vu précédemment, en étudiant
la personnalité des personnages du temps passé, nous atteignons
une meilleure compréhension des événements et nous pouvons
penser à de nouveaux questionnements sur des faits débattus
depuis des siècles, voire des millénaires. Quand bien même
le propos serait incertain, la comparaison des travaux d'historiens permet une
vue globale de l'Histoire où chacun a la possibilité de se faire
sa propre opinion.
Toutefois, il existe plusieurs façons de
réaliser une biographie. Certains auteurs, comme Barbara Levick ou
Emmanuel Lyasse, conservent au mieux un ton détaché des
événements, afin d'éviter de prendre trop de partis pris.
Leurs travaux sont ponctués d'avis personnels, d'hypothèses
justifiées, appuyées sur de nombreux précédents
historiographiques et parviennent à rester dans la «
sobriété », ne faisant appel au romanesque que pour
articuler le propos. D'autres recherchent à exalter la psychologie des
personnages en faisant de leur imagination et de leurs connaissances acquises
par les lectures érudites un propos prenant en considération les
pensées de leurs personnages. Ainsi, Lidia Storoni Mazzolani fait
parfois appel aux pensées de Tibère pour dicter les
événements : on pensera à la fin de son ouvrage, lorsque
le prince mourant pense à sa succession.
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D'autres historiens vont jusqu'à faire parler
leurs personnages, inventant des dialogues fictifs qui leur semblent
crédibles et redonnent une nouvelle vie aux personnages disparus.
Tibère ou la mélancolie d'être, le roman de Roger
Caratini, est essentiellement écrit selon ce principe. Les propos
peuvent parfois porter à sourire par leur grandiloquence, mais force est
de constater qu'ils permettent au lecteur de s'immerger dans l'action. Citons
notamment l'immersion dans les mutineries de l'an 14. Le lecteur sera t-il plus
intéressé par un récit « universitaire » des
événements, ou par la harangue des révoltés devant
leur général ? :
- Si tu n'as pas le pouvoir d'augmenter nos soldes,
ni de soulager nos fatigues, ni, en bref, de nous faire du bien, qu'es-tu venu
faire ici, Drusus ?
- Tu parles comme un vulgaire comptable, qui se
retranche derrière son maître pour ne pas payer ses dettes ! - Par
Hercule, ces gens-là n'ont de pouvoir que pour ordonner qu'on nous
fouette ou qu'on nous tue, mais ils se
moquent bien de notre vie !
- Quand Auguste était en vie, Tibère se
retranchait déjà derrière son nom pour éluder nos
requêtes, et maintenant c'est Drusus qui fait de même en invoquant
le nom de son père !
- Quand la République cessera-t-elle de nous
envoyer des gamins sous tutelle pour faire semblant de
négocier
avec nous !
- Comme c'est curieux : l'imperator Tibère ne
renvoie au Sénat que les questions concernant la seule chose qui nous
intéresse, à savoir l'armée ! Mais pourquoi donc le
Sénat n'est-il pas consulté, quand Tibère ordonne des
batailles ou condamne un soldat au supplice ? Serait-ce que seules les
récompenses dépendent des maîtres et que les
châtiments n'ont pas d'arbitre ?903
Mais, dans ce cas précis, les dialogues ne font
office que de citations appuyant le propos de l'auteur et l'ouvrage est
majoritairement une étude historique, reposant sur de nombreuses sources
et destinée à un public « novice », aux connaissances
historiques limitées. Il s'agit, en clair, d'une vulgarisation
scientifique de l'Histoire, volontairement simpliste. De fait, il est possible
d'intéresser les « néophytes » par
l'intermédiaire de la fiction : peu leur importe que l'auteur ne soit
pas une référence reconnue par les plus grands érudits en
la matière, il leur plaira d'être divertis et d'avoir appris de
nouvelles choses. Libre à eux ensuite de parfaire leurs connaissances
par la lecture d'études de niveau plus « ardu ». Alors
l'Histoire et la fiction deviennent indissociables, mêlant la
réalité et la légende, interprétant les personnages
de manières, non seulement différentes, mais parfois
opposées en tous points. Toute oeuvre est historique, à sa
manière, car elle représente la pensée d'une époque
par l'intermédiaire de la réputation accordée aux figures
du passé.
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