d. Le vieil homme fini
Après la trahison de Séjan, et compte-tenu
de cette vie de ressentiment, Tibère n'est plus qu'un vieil homme fini.
C'est pour cela que les auteurs de fiction, lorsqu'ils ne s'intéressent
pas à la vie entière du prince, préfèrent
présenter ses vieux jours, là où il est le plus
vulnérable. Mais l'historien lui-même, quand il cherche à
réhabiliter Tibère, a tendance à romancer ces
dernières années. Yves Roman présente le prince devenu
quasiment fou, ivre de rage, ne trouvant pas le repos dans les condamnations
à mort qui auraient du le calmer, ou du moins réduire sa peine.
Perturbé par les antagonismes successifs de Germanicus, Agrippine et
Séjan, il devient morose et libidineux, pensant trouver dans le vice une
consolation, mais ne parvenant qu'à se faire encore plus détester
de
891. Maranon 1956, p. 10 : le néologisme est
une invention personnelle
892. Ibid., p. 147
893. Beulé 1868, p. 341-342
894. Siliato 2007, p. 126-127
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la plèbe qui veut se débarrasser,
après sa mort, du corps dans le Tibre, une fin « très
mauvaise à l'évidence pour l'un des généraux les
plus remarquables de l'époque d'Auguste qui ne sut jamais trouver un
modus vivendi avec l'aristocratie et qui quittait parfois le Sénat en
criant son mépris en grec895». Lidia Storoni
Mazzolani présente un empereur autodestructeur, semblable sur son
île à un
amiral isolé et ne se rassurant que dans les
présages : Tout piquait sa curiosité et lui offrait des
raisons de méditer au cours des soirées trop longues ; si les
nuages couvraient le ciel, une immense étendue ténébreuse
s'ouvrait devant la galerie qu'il parcourait lentement durant des heures ; dans
le silence de la nature et de son esprit, au milieu de souvenirs douloureux et
de sombres attentes, des voix lointaines qui prononçaient des paroles
incompréhensibles parvenaient jusqu'à lui ; des signes
indéchiffrables, des présages de changements mystérieux,
imminents traversaient
son esprit comme un
éclair896.
Charles Beulé pousse le propos plus loin,
présentant Tibère, malgré tous ses crimes, comme
une
victime, celle du principat lui-même : Ne
cherchez dans Tibère , comme on le fait quelquefois, ni un Louis XI, car
Louis XI voulait l'unité de la France et l'affranchissement de la
royauté, ni un Louis XV, car Louis XV était un voluptueux
débonnaire. Cherchez-y plutôt, et ce sera un éternel
enseignement, cherchez-y la plus mémorable victime du pouvoir absolu.
Tibère n'était point un monstre : Tibère était un
homme comme nous, mieux doué que nous. Ce descendant des illustres
Claudius, s'il avait vécu dans un temps régulier et dans un pays
libre, aurait été contenu et par conséquent fort, utile et
par conséquent heureux ; il aurait laissé peut-être une
gloire pure, comme la plupart de ses aïeux. Mais il est né et il a
grandi dans un milieu malsain ; entouré de détestables exemples,
soumis à la contagion de la toute-puissance, il a connu tous les
appétits, toutes les illégalités, toutes les passions; il
a passé par la bassesse, la peur, le désespoir, la servitude
volontaire, l'exil, avant qu'un brusque retour de fortune le jetât sur le
trône, avili et énervé, au milieu des dangers, des
trahisons, des flatteries, des soupçons. (...) Le tyran justement
exécré commence et finit à Caprée. Tibère
est donc, messieurs, une démonstration éloquente et formidable
des périls du despotisme, pour les souverains aussi bien que pour les
peuples; car les peuples n'ont pas le droit de demander à un prince
d'être bon quand les institutions qui les régissent sont
mauvaises. La fatalité qui pèse sur les héros de la
tragédie grecque antique a pesé tous les jours plus lourdement
sur Tibère : cette fatalité, c'est l'héritage d'Auguste
!897
Dans la série The Caesars, c'est un
Tibère amer qui finit ses jours à Capri. Déjà
chagriné par la mort d'Agrippine, vieillie prématurément
et suicidée par la faim pour prouver qu'elle avait plus de
volonté que l'empereur (il ne l'aimait pas, mais souffre d'avoir
causé cette mort inutile), il apprend que son ami Nerva compte lui aussi
mourir. Avant de s'enfermer dans sa chambre jusqu'à la mort, le
fidèle compagnon décide de parler en toute franchise à
Tibère : il est persuadé qu'il a voulu bien faire et qu'il ne
pouvait pas agir mieux, mais son règne entier fut un échec ou les
persécutions l'ont transformé en tyran malgré lui.
Privilégiant la sécurité, il a détruit la
liberté qui lui était chère. Voyant qu'il ne peut le faire
renoncer à son suicide, le prince salue Nerva et, une fois seul, jure
de
895. Roman 2001, p. 288
896. Storoni Mazzolani 1986, p.
295-296
897. Beulé 1868, p. 353-355
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quitter Capri au plus vite, l'île lui rappelant
trop de malheurs, tout comme Rome autrefois. Le Thrasylle de la tragédie
de Francis Adams tient un discours similaire :
Thrasylle. Il est venu pour accomplir sa
tâche devant le monde - faire vaincre La justice et la joie pour les
misérables ; et moi, Moi qu'il aimait, je l'ai laissé
seul. Attentif à rien d'autre que la satisfaction d'un couard Et
il est récompensé par une inexpiable Souffrance, par le
mépris, la lassitude et le malheur, L'éternel spectacle
humain, La stupide cupidité des hommes et l'ingratitude ! Et moi,
qu'ai-je trouvé dans les étoiles ? Rien d'autre que de la
vanité inconsciente, un narcissisme puéril Une
désillusion frénétique et une âme salie. Ô,
nous ne sommes que saleté par nos stupides objectifs
impénétrables !898
Même ses amis de toujours ne reconnaissent plus
le monstre de ressentiment qu'il est devenu. Ainsi, c'est le constat tragique
de Livilla et Antonia dans Poison et Volupté : l'une et l'autre
ont aimé Tibère, qu'elles surnommaient affectueusement «
Oncle l'Ours », en raison de son attitude bougonne et de sa gentillesse,
malhabilement cachée, qu'il pouvait éprouver pour ceux qu'il
aimait. Désormais, c'est un homme méconnaissable dont la
compagnie leur est une souffrance. Quand Livilla vient supplier pour la vie de
Néron, que Séjan a fait condamner, et qui laisse sa fille veuve
avant même le mariage, le prince semble ignorer la requête et
demande des nouvelles de nains albinos appartenant à Antonia
:
Interloquée, elle leva ses yeux sur lui. Il
lui souriait distraitement, comme un adulte le fait pour apaiser une fillette
qui a cassé sa poupée. Un immense découragement l'envahit.
De son oncle l'Ours, il ne restait plus que ce vieillard au
coeur de pierre899.
898. Adams 1894, p. 204 :
Thrasyllus.
He went to do the world's great work--to
win
Justice and joy for pitiable men ; and
I,
I whom he loved, I left him all
alone.
Heedful of nothing but a coward
content.
And he has his reward--inexpiable
Suffering and scorn and weariness and
woe,
The everlasting human spectacle,
Men's stupid greed and base ingratitude
!
And I, what have I found 'neath serene stars
?
Nought but insane conceit, childish
self-love
Frenzied delusion and a sickened
soul.
O, we are filth with our fools' inscrutable goals
!
899. Franceschini 2001, p. 339-340
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Même tristesse pour Antonia, qui fut un jour
disposée à accepter de l'épouser et était
restée sa fidèle amie tout au long de sa vie :
Elle fut si effrayée par son aspect qu'elle
resta un moment interdite, incapable de répondre à ses mots de
bienvenue. Comment avait-il pu parvenir en quelques années à
un tel point de décrépitude ? Nerva avait raison. Ce
vieillard
décharné au visage livide
mangé de tâches rouges n'avait plus rien du Tibère qu'elle
avait connu et aimé900.
A la fin de sa vie, Tibère est le «
tristissimus homo », le plus triste des hommes. Rongé par
le ressentiment, il n'a plus rien de l'homme volontaire d'autrefois. Ainsi,
quand ils l'étouffent sous un drap, Macron et Caligula peuvent
être vus comme des sauveurs : en le tuant, ils le libèrent de sa
tristesse et de son ressentiment. Ironiquement, il lui fallait l'aide de deux
ennemis pour échapper à ses malheurs901. L'image
reparaît dans la tragédie d'Adams, à travers les derniers
mots de la pièce, prononcés par Thrasylle :
Oui, - c'est vrai. C'est l'unique, le sommeil sans
réveil, Le sommeil sacré, le lointain, le sommeil
oublié ! C'est bien quand cela arrive. Adieu, mon ami Tu es
maintenant l'ami du monde. Je t'ai aimé trop
tard...902
Au delà des discussions sur la
culpabilité ou l'innocence de Tibère dans chacun des crimes qui
lui étaient attribués, l'évolution de la
postérité est surtout permise par l'étude de la
psychologie. Le prince à l'âme sombre, pervers et cruel n'existe
plus dans l'historiographie contemporaine : la responsabilité de ses
fautes doit être partagée. Si Tibère est innocent, alors ce
sont ceux qui ont profité de sa faiblesse pour agir injustement qui sont
à blâmer. S'il a commis le moindre crime, on lui réserve au
moins un procès « équitable ». Peut-être a t-il
délibérément laissé mourir Drusus III dans sa
prison, mais il pensait peut-être avoir à faire à un
conspirateur des plus dangereux : sans lui pardonner, nous comprenons son
geste. Peut-être a t-il promu Caligula en sachant qu'il détruirait
l'oeuvre de sa vie et persécuterait les Romains, mais il s'en remettait
peut-être au dernier homme qui l'accompagnait dans sa vieillesse
solitaire : encore une faute, mais une erreur compréhensible.
Tibère n'est plus le tyran incarné : il est devenu un despote
mentalement torturé, à la mélancolie et à la
rancoeur communicatives.
900. Ibid., p. 402
901. Beulé 1868, p. 351-352
902. Adams 1894, p. 208 :
Thrasyllus.
Yes,--true. It is the one, the wakeless sleep, The
blessfed sleep, the far, forgotten sleep ! It is well done when done. Farewell,
my friend. You are the world's friend now. I loved too late.
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