c. Le ressentiment
Gregorio Maranon intitule son livre Tiberius, the
Resentful Caesar (1956). Dans celui-ci, il tente de mener une étude
spécifiquement dédiée à la psychologie du
personnage. Il isole ainsi les composants du ressentiment tibérien :
intelligence, agressivité, timidité, manque de
générosité, haine, ingratitude, hypocrisie, malheur en
amour, vertu et manque de succès. Ainsi, il divise l'ouvrage en quatre
parties thématiques :
- Les raisons de ressentiment (enfance en exil,
tragédie familiale, amours)
- Les ennemis encourageant sa colère (conflits
familiaux, Agrippine, Séjan)
- Les amis cherchant vainement à le contenir
(Antonia, Nerva)
- Le personnage lui-même (vie et mort, vertus,
sentiments)
L'auteur définit lui-même le
ressentiment, afin que le lecteur comprenne les enjeux de son oeuvre. Pour lui,
ce n'est pas une attitude criminelle, mais une passion qui mène au
péché, parfois à la folie et au crime. Le ressentiment est
un handicap mental : l'esprit humain se débarrasse de lui-même
des
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mauvais souvenirs avec le temps, ou du moins les
assimile, tandis que l'être atteint de cette maladie est incapable de
voir disparaître les éléments perturbateurs qui forment
l'esprit à l'aigreur et à une personnalité instable. C'est
le drame de Tibère selon Maranon886.
Dans la biographie de Roger Caratini, c'est envers
Auguste que naît le premier ressentiment de Tibère : celui qui se
fait désormais appeler Auguste et qui règne sur le monde reste
pour lui l'Octavien qui vola sa mère à son affection et à
celle de son père et il ne peut s'empêcher de lui reprocher la
mort prématurée de Drusus, pour l'avoir envoyé dans le
conflit qui l'a tué - certes sans le savoir, mais le mal est
fait887. Il est alors inexorablement appelé à devenir
un tyran froid et vengeur. Ainsi le représente Charles Beulé.
Pour lui, un prince à l'humeur bienveillante, un sentiment qui ne peut
s'acquérir que par une vie heureuse, sera bon avec son peuple et fera de
grandes choses, tandis que celui qui ne manque pas de talents, mais qui ne peut
se départir de la haine est condamné à échouer,
quels que soient ses efforts. Sans être né comme la «
bête féroce, enivrée aussitôt par le pouvoir,
étrangère à l'humanité comme à la raison
», une image qui reparaît chez les princes lui ayant
directement succédé, Tibère est un homme «
doué par la nature, d'une intelligence étendue, ferme,
cultivé, issu d'une grande race, admirablement constitué d'esprit
et de corps, d'un caractère froid et d'une santé
inaltérable, soldat courageux, bon général, administrateur
capable, bien entouré, soutenu par les conseils de la mère la
plus habile et la plus rusée , favorisé souvent par la fortune ,
poussé sans effort vers les grandeurs », soit un homme digne
de bien des éloges, mais tiraillé par « la crainte et
l'envie, l'espoir sans bornes et les alarmes sans nom , tous les
appétits provoqués ou contrariés, satisfaits ou
dissimulés, la menace journalière de faveurs sans raison et de
disgrâces sans appel, la nécessité de flatter et de mentir,
le droit de tout oser à condition de tout feindre, l'immoralité
d'un appât perpétuel, le mépris croissant pour ceux qui
obéissent servilement et pour celui qui commande à tels
serviteurs, l'enivrement de l'orgueil excité jusqu'au délire ou
rabattu jusqu'au dégoût de soi-même », toutes ces
composantes du ressentiment qui fait du despote monté sur le trône
un lamentable esclave888. De son état moral dépendait
tout son règne, et c'est de cette destruction psychologique que venait
ses torts. Oui, il pouvait être méchant, il pouvait agir contre
l'humanité, mais ce n'était que le résultat de son
ressentiment889. Lidia Storoni Mazzolani décèle ainsi
sur le visage de Tibère le portrait de Dorian Gray, « la
dégradation d'une âme vindicative et
cruelle890» - référence à
l'anti-héros dépeint par Oscar Wilde, incapable de racheter ses
crimes, forcé de les constater et de les perpétrer chaque
jour.
886. Maranon 1956, p. 7-9
887. Caratini 2002, p. 85-86
888. Beulé 1868, p. 60-63
889. Ibid., p. 131
890. Storoni Mazzolani 1986, p.
18-19
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Poussé par le ressentiment, Tibère n'est
pas forcément mauvais. Sa fureur est due à la lassitude, en
opposition au sadisme « calinéronien », et aux méfaits
de la vie891. Mais l'Histoire juge des actes et non des intentions,
et toute justification ne pourrait racheter les crimes attestés sous le
règne de Tibère. Qu'importe ses efforts pour passer outre sa
colère, il ne put la réprimer entièrement et tout
débordement est passé à la postérité -
injustement au vu de ses éventuelles raisons, mais
logiquement892. Quand le Sénat avait voulu le nommer comme
successeur d'Auguste, il les avait mis en garde contre un changement de son
caractère, le danger premier lorsqu'on nomme un homme comme seul
maître d'un gouvernement. C'est ce qui s'est produit, démontrant
d'une certaine lucidité de la part de Tibère, le plongeant dans
la frénésie, la « pire des
folies893».
Dans son roman, Maria Siliato restitue cette crise
psychologique, quand Caligula résume le règne de son
prédécesseur. Il a été marqué par le
récit de la vengeance envers Gallus, blessé dans son orgueil par
l'abandon de Vipsania et passant sa cruauté des années plus tard
sur ce « vieil homme riche et gentil s'étant souillé
d'une seule faute : oser épouser Vipsania ». Ce désir
permanent de vengeance ne trouve pas d'exutoire dans les jeux du cirque ou dans
les « amours renouvelées et exotiques » : il
s'enferme dans la solitude, n'acceptant que la compagnie de jeunes
garçons. Misogyne notoire, il ne « supporte plus ni les voix,
ni les rires, ni les bruits, avait horreur des cérémonies de
cour, des foules, des musiques, des vêtements colorés, des
présences féminines ». En résumé, il est
empli de cicatrices « profondes et secrètes, jamais
avouées894».
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