b. Une vie d'humiliations
Un autre motif de sa haine envers l'humanité
viendrait des humiliations subies tout au long de sa vie. Tout d'abord, les
réprimandes de son beau-père dans son enfance ont pu le marquer.
Il a été rapporté que celui-ci, ne l'aimant guère,
se plaisait à l'insulter. Ainsi le surnommait-il « petit vieux
», en raison de son manque de grâce et de son attachement aux
valeurs du passé. Le propos a pu traumatiser l'enfant, d'autant qu'il
devait être repris par les proches du prince, jusqu'aux esclaves qui
trouvaient moyen de railler le patricien qu'il était878. Le
Tibère d'Allan Massie avoue, dans ses Mémoires écrites
à Rhodes, avoir cherché durant des années l'approbation,
voire l'amour d'Auguste, en vain : celui-ci préférait le charme
faussement spontané de Marcellus, et était désormais tout
à ses petits-fils879.
Ensuite, il devait être moralement blessé
par les Princes de la Jeunesse, ces enfants qui lui faisaient de l'ombre,
à lui qui avait tant mérité d'être reconnu à
sa juste valeur. Il trouvait injuste d'avoir enduré de longs services
militaires, d'avoir du sacrifier son amour et de s'être tant
démené pour l'empire et, au final, qu'on lui
préfère des héritiers inexpérimentés qui, en
grandissant, se montraient présomptueux880. Ce motif pourrait
aisément expliquer un ressentiment enfoui, qui l'aurait forcé
à partir pour Rhodes afin de ne pas démontrer de sa haine
publiquement. Dans les Dames du Palatin, il rêve de vengeance :
il lui est intolérable de s'incliner devant ces enfants arrogants et il
se promet de donner une leçon à ceux qui l'injurient de la
sorte881. Le ressentiment atteint son paroxysme
après
que Caius l'ait publiquement insulté :
Tibère sortit de la chambre de commandement sans rien montrer de sa
fureur. Le temps viendrait de faire payer toutes les offenses. Sa mère
avait fait de lui l'instrument de son ambition ; Auguste l'avait obligé
à quitter la femme qu'il aimait, Julie l'avait bafoué et Caius
l'insultait I Oui, si Thrasylle avait raison, il n'aurait pas trop d'une longue
vie pour se venger. Qu'ils me haïssent, se répétait-il,
pourvu qu'ils me
878. Beulé 1868, p. 76-77
879. Massie 1998, p. 9
880. Beesly 1878, p. 97
881. Franceschini 2000, p. 264-265
247
craignent !882
Toutefois, il ne faut considérer les Princes de
la Jeunesse comme des rivaux inoffensifs. Eux mêmes étaient
jeunes, mais ils bénéficiaient d'un pouvoir de décision
seulement dépassé par celui d'Auguste, et - par leur âge -
étaient aisément influençables par des conseillers avides.
Il suffisait qu'un ennemi de Tibère encourage Caius ou Lucius a lui
nuire - Lollius s'y était essayé - et l'exilé de Rhodes
aurait été immédiatement
condamné883.
Ajoutons à cela l'humiliation du divorce d'avec
Vipsania, celle de l'infidélité de Julie puis - bien plus tard -
la trahison de Séjan, et l'on peut faire de la vie de Tibère une
succession d'humiliations nourrissant le ressentiment. C'est de cette vie de
brimade qu'il se plaint devant Antonia dans les Dames du Palatin,
cherchant un soulagement dans la confidence : Julie lui est irrespectueuse,
Auguste et Livie ne cessent de le vexer et Caius est insolent. Il veut partir
immédiatement pour Rhodes, là où il ne verrait plus ce
Palatin qui lui donne la nausée884.
Énervé par les humiliations,
Tibère s'enferme dans une colère qu'il arrive difficilement
à réprimer.
C'est le propos de Charles Beulé : Il a
vécu sous Auguste, auprès d'Auguste, dans son intimité,
sous un joug plus particulier et plus dur. Là commencent ses souffrances
et ses difformités morales. Enfant, il est en butte aux sarcasmes d'un
beau-père qui le hait; l'aversion qu'il ressent et qu'il faut cacher
égale l'aversion qu'il inspire et qu'on ne lui cache pas. Adolescent, il
est pénétré lentement par le poison de l'envie, au milieu
de grandeurs qu'il touche, que sa mère lui montre et qui ne seront pas
pour lui. Ceux qu'il aime sont moissonnés par la mort ; la femme qu'il
chérit est arrachée de ses bras par Auguste; son coeur est
broyé comme sa volonté; le trouble des sens ne le console pas de
l'opprobre que lui inflige Julie; le plus juste ressentiment doit être
refoulé et soigneusement dissimulé; il faut qu'à la
lâcheté s'ajoute l'hypocrisie. Que d'épreuves, messieurs !
Quelles tortures de tous les jours ! (...) Ajoutez les conseils de Livie, sa
froide prévoyance, son machiavélisme, son parti pris de tout
supporter pour l'avenir; ajoutez l'exemple d'Auguste, son immoralité,
son hypocrisie et les malfaisantes leçons du contact journalier de sa
politique comme de sa vie privée, et confessez que, pour résister
à cette longue corruption et ne pas être avili par une telle
servitude, il faut une nature au-dessus de l'ordinaire, il faut une
fierté native que trente ans de persécutions, mal
déguisées sous les faveurs arrachées par Livie, n'ont pu
abattre. (...) Alors l'héritier des Claudius aura été
anéanti avec les instincts altiers et la vigueur républicaine de
sa race; il ne restera plus que le digne héritier
d'Auguste.885
Ce type de propos est un poncif de la fiction : pour
réhabiliter le mauvais, ou du moins pour expliquer l'origine de ses
torts, on en revient à son passé. L'antagoniste aurait pu
être aussi bon que le héros, il lui ressemble d'ailleurs en bien
des aspects, mais un événement traumatisant, ou une
882. Ibid., p. 319
883. Beulé 1868, p. 123
884. Franceschini 2000, p. 270
885. Beulé 1868, p. 103-106
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suite d'événements, lui ont fait rejeter
l'humanité et basculer vers la haine et la méchanceté. Qui
veut représenter un antagoniste attachant va lui attribuer une vie de
malheurs : nous penserons, en prenant un exemple bien loin de notre sujet, au
Magneto de la bande-dessinée X-Men. Celui-ci, mutant d'origine
juive, est un idéaliste voulant faire cesser les persécutions
envers ses semblables, tout comme le souhaite son ami Xavier, qui lui fait
partie du camp des bons. Mais là où ce dernier prône la
cohabitation entre espèces, Magneto n'a aucune confiance en
l'humanité : rescapé des camps d'extermination nazis, il voue une
haine aux Hommes qui méprisent les mutants, les considérant aussi
indignes que ceux qui ont décimé sa famille. Alors que ses
convictions sont louables, son ressentiment le pousse à agir selon des
méthodes radicales et inacceptables. Il en va de même chez le
Tibère de fiction - et dans une moindre mesure chez le Tibère
réhabilité : il voulait être digne de Rome, permettre
l'élévation du peuple romain vers une meilleure
société, mais les humiliations et le manque de reconnaissance
l'ont désespéré de ses promesses et l'ont conduit à
se comporter comme le pire des tyrans, ce qu'il abhorre le plus. L'auteur
voulant réhabiliter le prince, ou du moins réduire sa
responsabilité dans les actes de son règne, cherchera à
faire ressortir la responsabilité des autres dans la perversion de
Tibère. S'il est devenu mauvais, ce n'est pas par nature ou par
perversion morale, mais par rupture affective face aux humiliations et à
un destin qu'il refuse d'assumer, devenant une sorte de héros
déchu.
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