b. Cacher les émotions
C'est lors de la succession que cette
réputation est née. Il ne faisait aucun doute pour les Romains
que l'héritier d'Auguste serait un membre de sa famille - le fait
était évident depuis près de quarante ans. Mais au moment
où le Sénat allait rendre hommage au nouveau prince, il ne
rencontra qu'un homme froid qui semblait lui même douter de sa
légitimité, pourtant indiscutable. De cette situation inattendue,
personne ne savait quoi penser : fallait-il le prendre au mot et estimer qu'il
refusait cette promotion inégalable qui lui permettait des pouvoirs
mille fois supérieurs aux plus grandes aspirations des Romains, ou en
faire un propos hypocrite chargé de faire apprécier le tyran en
devenir par un peuple qui se devait de le supplier, alors que la
décision était déjà
prise867?
Les auteurs n'ont pas su trancher. Pour Simon-Joseph
Pellegrin notamment, Tibère est la dissimulation même, une
hypocrisie qui ne touche pas que la politique. Pour accéder à ses
fins, il n'hésite pas à feindre l'amour pour une femme de bonne
famille, Émilie, à trahir Postumus Agrippa dont il s'est
efforcé d'obtenir la confiance pour pouvoir ensuite mieux l'atteindre
et, comble de l'horreur, à trahir sa propre mère en se faisant
passer toute sa vie pour un homme blasé et désireux en aucun cas
du pouvoir, afin de rejeter toute responsabilité morale sur elle
dès le jour où il serait le prince : c'est elle qui a au grand
jour conspiré contre Agrippa, tandis qu'il n'a eu qu'à porter le
coup final dans l'ombre. Toute autre approche chez Derek Bennett,
représentant un homme dénué de toute
méchanceté, si ce n'est dans son cynisme et son incapacité
à chercher l'amitié, dont la dissimulation n'est qu'un
caractère inné qui, s'il l'abandonnait, reviendrait à
renier toute sa pensée et faire de lui un homme qu'il n'est pas. S'il
doit faire des concessions à sa morale en devenant un tyran aux
idées républicaines, incapable de les prôner, il refuse
d'abandonner ce qui lui reste : sa liberté de pensée. Au milieu
de ces deux thèses se contredisant en tout point, on peut citer
l'analyse de Linguet : Tibère aurait effectivement fait preuve
d'hypocrisie à la succession, non pour satisfaire sa cruauté,
mais par nécessité politique - il s'agissait d'un test pour mieux
connaître les pensées de ses sujets qui, s'il avait pris une
décision claire, auraient abondé dans son sens sans qu'il soit
possible de connaître leur véritables idées. En les
laissant dans l'indécision, il les obligeait à prendre
une
865. Ibid., p. 17
866. Lenain de Tillemont 1732, p.
22
867. Storoni Mazzolani 1986, p.
17-18
244
initiative, à trahir le fond de leurs
pensées, et de rester ainsi le seul mystère de ce nouveau
principat868.
Une nouvelle accusation de dissimulation lui vient au
jour de la mort de son fils. Quand bien même on connaissait la froideur
de Tibère, l'approche psychologique nous apprend qu'il était un
homme sensible. Pourtant, il semble n'avoir manifesté aucune peine quand
Drusus mourut brutalement. La postérité y aura longtemps vu la
preuve de la méchanceté d'un être si égoïste
qui n'éprouve nulle émotion à la mort de son propre fils.
Ce serait oublier que sa vie fut une succession de tristesses : il a perdu
prématurément son père - imaginons l'enfant de neuf ans
lire l'éloge funèbre -, son frère et la femme qu'il
aimait. En romançant ce propos, on peut se demander comment
Tibère aurait pu accepter sans broncher la mort du dernier lien qu'il
avait avec Vipsania, leur enfant unique. Il était ainsi «
immunisé » aux larmes, qui avaient trop coulé.
Politiquement, il s'agissait peut-être aussi de camoufler une tristesse
qui pouvait être interprétée comme un signe de faiblesse.
Le maître du monde romain, l'homme le plus puissant au monde, ne pouvait
témoigner de la moindre faille. Il n'était plus l'humain, il
devait être le symbole de grandeur. Ainsi refusa t-il de pleurer son
fils, du moins en public, reprenant le cours normal de la vie sans
qu'apparaisse le moindre changement dans son attitude. Mais au fond de lui, on
pouvait deviner un bouleversement profond, qu'il devait tenir secret et ne
révéler à personne, pas même à ses proches.
Celui qui veut paraître intouchable est profondément meurtri et
brisé par le chagrin. Agrippine la Jeune, dans le roman de Pierre
Grimal, compatit à la douleur du prince, quand bien même elle a
appris à le haïr. Elle plaint sa solitude, alors qu'elle vit des
heures semblables (Néron l'abandonne), faisant de la duplicité
dont on l'a souvent accusé une manière de défendre la
faiblesse qui lui faisait honte869. Lidia Storoni Mazzolani, quant
à elle, conte cette solitude par le refus de Tibère à voir
les amis de son fils pendant plusieurs années : non pas qu'il renie ceux
qui étaient les compagnons du défunt, et qui l'avaient
entraîné dans des situations peu enviables, mais le fait de les
revoir lui rappelait Drusus et lui faisait mal870.
Ainsi, en expliquant l'apparente dissimulation de
Tibère par la psychologie, on parvient à diminuer sa
culpabilité aux yeux de la postérité. Empli de doutes et
de malheurs, il était incapable de tout contenir alors qu'on le
pressait, et cela expliquerait son besoin de solitude remarqué dans ses
exils871. Si sa dissimulation est signe de folie, c'est une folie
émouvante, à opposer à la folie violente de Caligula.
D'ailleurs, on constate que sa dissimulation n'était pas aussi
marquée qu'on veut le faire
868. Linguet 1777, p. 48
869. Grimal 1992, p. 100-101
870. Storoni Mazzolani 1986, p. 260
871. Linguet 1777, p. 224
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croire : il n'a jamais flatté Auguste pour lui
succéder, ne cachant pas qu'il était en conflit avec ses
opinions, et s'est montré politiquement plus honnête que son
prédécesseur872. Mais les Romains, et les auteurs
s'inspirant de leurs récits, semblent ne pas l'avoir compris. Le prince
dut en être blasé.
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