II - Dissimulation, entretenir le mystère
a. L'incompréhension
Le caractère de Tibère est fortement
marqué par la suspicion et le repli sur soi. Ce qui aurait pu passer
pour de la timidité ou comme l'indice d'un caractère asocial fit
l'effet d'une dissimulation, rendant le personnage autant haïssable que
mystérieux.
Ce caractère lui était apparemment
inné. Dès l'enfance, son pédagogue le surnommait «
boue imbibée de sang » tant son attitude était
imprévisible. Roger Caratini, lorsqu'il cherche à romancer la
biographie de Tibère, propose un récit du professeur particulier
au père du jeune garçon, lui expliquant la complexité de
son caractère : ce qu'il désire, il feint de ne pas le
désirer, et ce qu'il paraît souhaiter n'est qu'une façade.
Ainsi, il repousse le miel, qu'il aime notoirement, et réclame un pain
sec qu'il abhorre. De même, il feint de ne pas aimer les
mathématiques alors qu'il se plaît à faire des calculs en
cachette. Plus que se renfermer dans des caprices, il agit étrangement
au contact
854. Kaden H., Insel der Leidenschaft, Leipzig :
Hans Arnold, 1933, p. 368-370, in. David-de Palacio 2006, p.
177
855. Beesly 1878, p. 117
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des enfants, offrant des cadeaux à ses ennemis
et se battant avec ses amis856. Quand il confie à sa
mère ne pas aimer Marcellus, une animosité réciproque,
Livie doit lui avouer qu'il se rend mal-aimable auprès de ses cousins et
cousines par sa froideur et son manque de loquacité857. Ce
caractère resta intact au fil des années, et le Tibère
qu'ont connu les Romains était toujours ce garçon peu bavard et
aussi peu prévisible. Il donnait donc l'impression d'un hypocrite, voire
d'un fou858.
Devant cette dissimulation, le peuple romain ne sut
comment réagir. Que dire devant le prince qui sanctionnait autant le
franc-parler qui lui déplaisait que l'adulation ? S'il posait une
question, devait-on aller dans son sens, au risque de passer pour un être
servile, ou le contredire, et risquer sa colère859? De cette
incompréhension naît l'image de la tyrannie. Pour Laurentie,
jamais le despotisme ne fut aussi déguisé, tant Tibère se
sentait puissant et refusait tout titre de respect, considérant cela
comme une injure860. On l'accusait de ruse, de rancoeur et de
cruauté861. On ne peut le reprocher aux Romains ; face
à un homme si renfermé et entretenant l'indécision, qui
plus est un prince prônant le républicanisme, il est
compréhensible qu'on l'ait taxé d'hypocrisie, tant il
était impossible de le comprendre862. Ainsi les auteurs
hostiles à Tibère se servent de ces accusations
pour le déprécier. Pour Laurentie, toute
l'existence de Tibère fut un artifice : Corrompu dans ses moeurs, il
chercha la décence dans les moeurs publiques. Né sans passions
ardentes et cruelles, il participa aux barbaries du triumvirat comme à
un calcul ; et quand tout fut à ses pieds, il se fit un calcul contraire
de la bienveillance. Vicieux par instinct, vertueux par politique, tout lui fut
un expédient d'égoïsme. Timide à la guerre, il n'eut
de courage que pour dominer863.
Toute sa vie, Tibère aurait dissimulé
ses vices par l'hypocrisie, les révélant uns par uns au fil de
son règne. Dès lors qu'aucun obstacle ne se mit en travers de son
chemin, il sombra dans le mal et se plaisait aux supplices qu'il condamnait
jusqu'alors, par ruse, souhaitant voir le monde périr864.
L'auteur prend l'exemple de la mort de Drusus III pour montrer les failles dans
la dissimulation de Tibère, permettant de voir le véritable
prince : il ne se cache plus lorsqu'il dresse un complot d'espions contre son
petit-fils, alors emprisonné, pour rapporter les pires insultes
prononcées par le condamné délirant et les rapporter au
Sénat, tant pour souiller la mémoire du jeune homme que
pour
856. Caratini 2002, p. 30-31
857. Ibid., p. 38
858. Martin 2007, p. 292-293
859. Lyasse 2011, p. 97
860. Laurentie 1862 I, p. 238
861. Syme 1958, p. 422-423
862. Massie 1983, p. 89-90
863. Laurentie 1862 I, p. 301-302
864. Laurentie 1862 II, p. 35
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satisfaire sa propre cruauté865.
Alors on se met à haïr cet hypocrite, qui s'exprime jamais
clairement et vit en solitaire. Ce qui pouvait être un vice visible en
quelques rares occasions devenait le centre de la politique de Tibère,
ponctué de fausses vertus et de vrais crimes866.
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