c. « Tristissimus homo 844»
De caractère et par l'abandon de ses proches,
Tibère est condamné à la tristesse. C'est le destin
immuable du tyran qui peut jouir de tout, sauf de l'amour véritable.
Ainsi le représente Lenain de
840. Maranon 1956, p. 156
841. Franceschini 2001, p. 126
842. Siliato 2007, p. 172
843. Laurentie 1862 II, p. 36
844. « Le plus triste des hommes » :
surnom donné par Pline l'Ancien (Histoire Naturelle, XXVIII,
231.)
239
Tillemont, qui pourtant n'admet pas de compassion
envers lui : Certes ce n'est pas sans sujet qu'un ancien a dit que si on
ouvroit le coeur des tyrans, on les y verroit déchirez de mille coups.
Tibere ne peut estre content dans toute la grandeur imperiale. La solitude
d'une isle ne le peut derober [à son chagrin]. Toutes les voluptez les
plus infames dans lesquelles il se plonge, n'ont point assez de charmes pour
luy donner quelque joie, et deviennent mesme son supplice. Il sent
malgré luy sa misere, et le prince le plus dissimulé qui fut
jamais, est contraint d'avouer qu'il se sent perir
malheureusement.845
Inexorablement, Tibère devient sans cesse plus
malheureux, et est pénétré par le spleen, tel que le
nomment les Romantiques, mélancolique et angoissé846.
Il semble plus pertinent, dans la logique de notre plan, de revenir à ce
point précis lors de l'étude des tragédies, afin d'offrir
un exemple plus poussé à ce propos, commun à la plupart
des oeuvres littéraires consacrées à
Tibère.
La mélancolie semble innée chez
Tibère. Pour Marie-France David-de Palacio, l'anorexie de quatre jours,
destinée à persuader Auguste de le laisser partir pour Rhodes,
était une tentative maquillée de suicide, un sentiment de malheur
et d'indignité qui serait devenu, avec le temps, une maladie de la
persécution motivée par la tristesse847. L'auteur cite
Nietzsche, se demandant si Tibère avait pensé dans ses
dernières heures que la vie était « une longue mort
», une souffrance qui ne s'achève que dans la
mort848. Du reste, il avait le sourire difficile,
et la naissance des jumeaux semble être une des rares occasions où
Rome put le voir heureux - alors même que l'on pleurait
Germanicus849. Même sans l'influence des cruautés de la
vie, Tibère était destiné à être malheureux,
éternellement insatisfait de son existence.
Nous sommes appelés à plaindre la
tristesse de cet homme. La série The Caesars va dans ce sens.
Tibère est habituellement calme et impassible, mais, à la mort de
Pison, il attrape violemment sa mère, montrant pour la première
fois une émotion, et lui apprend que Vipsania est morte quelques jours
plus tôt. Il lui reproche de l'avoir marié à Julie, qu'il
détestait. Livie s'étonne qu'il aie pu aimer un jour : il le
pouvait autrefois, désormais, il en est incapable. Chassant sa
mère, il refuse de lui accorder un jour le pardon et ne souhaite plus
jamais la voir. Renonçant à l'amour, il se résigne :
« que le peuple me haïsse, tant qu'il me craint »
sachant que tout tort lui retombera dessus, qu'il soit coupable ou non. Dans
Poison et Volupté, ce sont ses contemporains qui le plaignent.
D'abord, ce sont Antonia et Livilla qui discutent de « Oncle l'Ours »
qui, du timide renfrogné dont elles s'amusaient devient un « ours
malheureux », suspicieux et misanthrope dont la santé mentale
est
845. Lenain de Tillemont 1732, p.
45
846. Caratini 2002, p. 86
847. David-de Palacio 2006, p. 54
848. Nietzsche F., Le Gai Savoir, Paris : Gallimard,
1950, p. 78, in. Ibid. p. 159
849. Storoni Mazzolani 1986, p. 228
240
inquiétante850. Bien plus tard,
après l'effondrement de l'amphithéâtre de Fidènes,
ce sont les badauds eux-mêmes qui compatissent en le voyant si faible :
l'un s'horrifie de son apparence squelettique, l'autre de l'état de son
visage (croyant qu'il est lépreux), un dernier constate les ravages de
l'âge. Le peuple ne le haït pas, il le prend en
pitié851.
A la fin de sa vie, Tibère fait le constat de
son échec, plus malheureux que jamais. Sa vie entière fut une
succession de malheurs, de la mort de ses proches à ses échecs
politiques. Ce qu'il voulait tant faire, il n'a pas pu l'accomplir et, au
final, on ne retiendra de lui que des immondices indignes de lui. La biographie
de L. Storoni Mazzolani s'achève sur ce constat, à travers les
pensées du vieil homme
mourant sur sa succession et au fatalisme qui le
touche : Aux premières lueurs de l'aube, alors que Tiberius Gemellus
s'attardait à prendre son premier repas, Caligula se tenait
déjà prêt devant la porte ; et il ne resta à
Tibère qu'à lui recommander son jeune cousin et à lui dire
qu'il lui remettait l'empire. En cette heure, écrivit l'auteur juif,
avec sa conception que Dieu veille toujours et intervient dans les vicissitudes
humaines, Tibère se rendit compte pour la première fois avec un
intime désespoir que sa personne, sa volonté, son autorité
n'étaient rien en comparaison de l'infinie puissance divine. Dieu lui
avait refusé « le privilège de choisir lui-même son
héritier ». Le constat de son impuissance le jeta dans un profond
découragement ; il savait que son petit-fils non seulement n'obtiendrait
pas le pouvoir impérial, mais ne conserverait même pas la vie.
Alors qu'il était étendu immobile sur son lit, il enleva son
anneau avec le sceau pour la signature des décrets, l'insigne du
pouvoir. Peut-être voulait-il le remettre à Caligula, ou, dans un
moment de résipiscence, à son petit-fils, ou peut-être
même à quelqu'un d'autre ; mais il n'en fit rien. A qui aurait-il
voulu confier cet instrument terrible ? Son dernier geste scelle sa vie et la
résume : il remit la bague à son doigt et referma
étroitement sa main. Il fallut forcer cette main raidie pour
l'enlever852.
Seule la mort peut libérer l'être
mélancolique de ses peines, et il doit se résoudre tragiquement
à les vivre tout au long de sa vie, sans espoir de s'en
débarrasser. Dans l'étude de Rolland, consacrée plus
à Auguste qu'à Tibère, c'est le personnage d'Octavie qui
illustre le propos. Ce qui meurt n'est qu'un corps dénué
d'âme depuis douze ans, depuis la mort de son fils bien-aimé
Marcellus : à compter de ce jour, elle n'était plus qu'une femme
plaintive, pleurant et gémissant, haïssant tous ceux qu'elle
voulait rendre coupable de la mort de son enfant et ignorant jusqu'au bonheur
de ses proches - elle avait trois filles mariées et plusieurs
petits-enfants en bonne santé, obligeant ceux qui l'aimaient à la
voir dépérir pendant douze longues années853.
Le propos est aussi applicable à Tibère, perdant ses amis et sa
famille sans pouvoir effacer leur image de sa mémoire. Perdu dans son
malheur, il s'autodétruit. Peut en témoigner le roman de Kaden,
représentant la solitude tragique du vieil homme, détruit par la
révélation de la cause de la mort de son fils :
850. Franceschini 2001, p. 28
851. Ibid., p. 282
852. Storoni Mazzolani 1986, p.
332-333
853. Rolland 2014, p. 172-173
241
Depuis que Tibère avait appris la vraie
cause de la mort de son fils Drusus, son visage, sa personne, sa nature
avaient changé de la manière la plus impressionnante. Ses
traits semblaient pétrifiés. Les yeux marron, enfoncés
dans les orbites, entourés de cernes sombres, regardaient fixement au
loin, comme s'ils ne voyaient que le passé
éternellement présent. (...) L'empereur restait ainsi
souvent assis des heures durant, ne supportant personne autour de lui,
regardant fixement l'horizon maritime, ou bien loin devant lui, et ne voyant
rien d'autre que les images déformées de ses pensées.
[...] Lorsqu'il était seul, il se parlait à lui-même.
Souvent il criait, comme si la douleur morale ne pouvait plus
être supportée en silence, pleurait alors de nouveau,
silencieusement, à part soi, murmurait des noms, qui lui avaient
été chers, et faisait mouvoir ses mains, comme pour caresser
doucement une tête.854
Mais en déplorant la mélancolie chez
Tibère, on peut tomber dans le sentimentalisme et perdre de vue
l'essentiel de la recherche. Edward Beesly se refuse à cette compassion,
considérant Tibère comme un homme peu confiant en lui-même,
tourmenté par la suspicion d'être mal-aimé, mais conscient
également d'être aussi efficace qu'il le pouvait. Alors il n'est
pas un homme sensible, mais juste un homme fier qui a le sens de
l'auto-critique et n'est pas satisfait de ses actes855. Ce qui
paraît être de l'apitoiement refoulé n'est que le signe d'un
doute quand à ses capacités, un doute qu'il cherche tant bien que
mal à dissimuler.
|