B. La psychologie de Tibère
L'utilisation du caractère pour définir un
personnage n'est pas un fait de l'historiographie moderne : quand les Anciens
critiquaient l'attitude de Tibère, c'était sa personnalité
qui faisait de lui un tyran, dictant ses actes. Mais, ce qui manquait aux
sources anciennes, c'était l'utilisation de la compassion, par
l'évocation des actes minant le moral des personnages infâmes, les
poussant à agir contre le bien d'autrui. Chez Tibère, ce sont
trois traits de caractère qui prédominent et sont propre à
être utilisés par l'historien : sa tristesse pour le
réhabiliter, son goût du secret pour offrir au débat et son
ressentiment pour expliquer sa conduite tardive.
I - Mélancolie, une tristesse qui le pousse
à bout
a. Solitude
Il est très seul, mon père. Plus seul
que toi, plus seul que ne le sont tous les êtres
humains.819
Tibère donne l'impression d'un homme solitaire.
Mais cette solitude, il l'avait volontairement cherchée tout au long de
sa vie. Nous avons précédemment établi l'implication de
cette psychologie dans son goût de l'exil, mais il faut en chercher les
indices autre part. Dès sa jeunesse, il semble que la guerre lui ait
été une paix intérieure, tant il était loin des
contraintes sociales de Rome : ici, il n'avait qu'à commander les
soldats et agir, non à flatter. De plus, elle l'entretient à des
réalités de l'existence, telles que le rapport à la mort
ou à la peur, là où Rome devait, à ses yeux, rendre
oisif820. Et cette solitude, avec l'âge, est devenue la base
de ragots portés contre sa moralité, ou le secret laissait place
à l'interprétation de scènes scabreuses qu'il n'osait
montrer au grand jour et à la fomentation de crimes contre Rome. Cette
solitude pouvait être angoissante, quoique nécessaire : Gregorio
Maranon en fait l'action d'un homme plein de ressentiment qui ne trouve le
repos ni dans la revanche, ni dans le pardon. En se retirant à Capri, il
trouve une solitude qui l'empêche d'agir contre autrui, et protège
les victimes innocentes que sa colère pourrait causer, mais il est tout
autant désespéré et livré à lui-même,
entretenant sa folie821. S'il la recherche, la solitude lui fait
horreur et il la craint. Ainsi Egmond Colerus fait parler le prince à
son petit-fils Gemellus :
819. Kaden H., Insel der Leidenschaft. Ein
Tiberius-Roman, Leipzig, Hans Arnold, 1933, p. 169, in David-de Palacio 2006,
p. 178
820. Storoni Mazzolani 1986, p. 56
821. Maranon 1956, p. 214
234
Pauvre enfant sans père, qu'en sera-t-il de
toi lorsque je mourrai ? Enfant sans père dans un monde sans
père. Horreur sans fin. Joue, goûte à ce qui est doux,
amuse-toi à des riens, rêve, pauvre enfant
abandonné...822
Enfermé dans un mutisme, Tibère devait
gérer seul sa mélancolie : personne ne pouvait chercher à
le comprendre, et montrer un signe de faiblesse aurait été
contraire à ses principes de dignité. Ainsi le prince des
Mémoires de Tibère fait état des proches à
qui il voudrait parler de ses problèmes, en sachant que cela lui serait
impossible : Livie est trop froide, Drusus trop enjoué et incapable de
le comprendre et son mariage avec Vipsania n'en est qu'à ses
débuts823. Les auteurs décadents et les
tragédiens se servent souvent de ce propos pour permettre aux monologues
de Tibère d'exprimer son désarroi. Ainsi le Tibère
présenté par Lucien Arnault déplore de posséder le
monde, mais de ne pas avoir le moindre ami pour le soutenir824.
Même désespoir dans le soliloque clôturant le premier acte
de la tragédie de Francis Adams :
Je dois être seul Seul à travers
les années jusqu'à ce que ma triste mort Ferme mes lourdes
paupières et que je puisse dormir. Et ne jamais m'éveiller.
Maintenant, courage, courage ! Fierté, je ne t'ai jamais
recherchée, Adieu, l'amour d'une femme ! Adieu, Douce paix
où sommeille la foi céleste. Adieu, doux foyer et douces
saintetés Et pure joie, mon coeur et mon âme ont perdu leur
voix, Et ce vrai moi que je ne pourrai jamais connaître ! Seul,
seul, pour toujours seul !825
Nous évoquions lors du chapitre consacré
à Caligula les circonstances de sa mort. Considérant que le
récit des Anciens était oeuvre de propagande contre le
troisième prince de Rome, certains auteurs modernes l'ont
réfuté en faisant mourir Tibère seul. Et la solitude est
tout autant, voire plus pesante.
822. Colerus E., Tiberius auf Capri, Leipzig : F. G.
Speidel'sche Verlagsbuchhandlung, 1927 , p. 81, in David-de Palacio 2006, p.
189
823. Massie 1998, p. 53
824. Arnault 1828, p. 28-29
825. Adams 1894, p. 61-62 :
« I must be alone.
Alone through all the years till weary
death
Closes these heavy lids, and I can
sleep.
And wake no more. Now, courage,
courage!
Pride, I never called thee yet who call thee
now.
Farewell, the love of woman ! Farewell,
all
The sweet sure peace wherein dwelt heavenly
faith.
Farewell, dear home and gentle
sanctities
And pure content, and heart--and soul--loosed
speech,
And that true self I nevermore shall know
!
Alone, alone, for ever and ever alone !
»
235
Selon Kornemann : On le laissa seul (et) lorsqu'on
s'enquit à nouveau de lui, on le trouva mort à côté
de son lit. C'est ainsi qu'il mourut - d'une mort naturelle, de vieillesse sans
aucun doute - complètement seul, aussi seul qu'il
avait vécu pendant les dernières
années826. L'image est semblable chez Roger Caratini :
Quand ils sont partis, Tibère reprend connaissance. Constatant qu'il
est seul, il appelle. Aucune réponse. Alors, entêté
jusqu'au bout, il se lève de son lit, fait quelques pas en titubant et
s'écroule à quelques pas de sa couche. Dans la
soixante-dix-huitième année
de son âge et la vingt-troisième de
son principat, Tiberius Claudius Nero exhale un dernier souffle827.
En mourant seul, la dernière pensée de Tibère n'est
pas qu'on l'assassine, un constat déjà affreux, mais que personne
n'est là pour lui, qu'il n'existe déjà plus aux yeux du
monde : il est mort avant même d'avoir expiré. Personne ne
l'aime828. Pour Roger Vailland, c'est une évidence car le
tyran est incapable d'amour, dès le moment où il
s'élève au-dessus de la condition humaine. Il n'a plus le droit
qu'à des amours feintes et se condamne de lui-même à la
solitude829.
b. L'absence d'amitié
« Mais dis-moi donc, » ses lèvres
prononcèrent les mots d'un ton étrange, qui lui était
inconnu, comme s'il poursuivait à voix haute une phrase commencée
en son for intérieur, « dis-moi, donc, puisque je ne suis pas
jeune, puisque je ne suis pas beau, pourquoi m'aimes-tu ?
»
Elle hésita. Elle voulait se taire. Elle
avait empoigné des deux mains l'ourlet de son vêtement à la
hauteur des genoux. « Peut-être parce que le monde ne t'aime pas.
»830
Condamné à la solitude, Tibère
est rendu pitoyable. C'est l'homme à l'âme malade, le génie
maudit incapable de trouver l'affection. De nature, il est improbable qu'il ait
rejeté l'amitié de tous et se soit volontairement fait
détester. Sans doute cherchait-il à s'attacher, ou du moins
cherchait quelqu'un pour lui être fidèle sans
arrière-pensée. Mais contrairement à la légende,
Tibère a su garder plus d'amis qu'Auguste : on nomme souvent
Mécène et Agrippa parmi les proches du premier prince, mais l'un
fut disgracié et l'autre - s'il eut droit à la gloire
après son mariage avec Julie - avait été un temps
relégué au second plan, jusqu'à s'exiler de lui-même
à Lesbos quand il se sentit blessé dans son amour propre. Quant
à Tibère, si la plupart de ses relations amicales restent
mystérieuses (on sait qu'il fut proche de Nerva, mais on ne le sait
guère que par le fait qu'il l'ait accompagné à Capri et
que sa mort ait blessé le prince), il a su garder la plupart de ses amis
jusqu'à leur mort.
Son père meurt alors qu'il est enfant. Mais il
a probablement été meurtri par son décès, qui lui
causa
826. Kornemann 1962, p. 213
827. Caratini 2002, p. 279
828. Dans la série The Caesars, quand
Livie le met en garde contre ses rivaux en lui disant que tout le monde ne
l'aime pas, il répond cyniquement que personne ne
l'aime.
829. Vailland 1967, p. 219-220
830. Walloth W., Tiberius, Leipzig : Hesse und
Becker Verlag, 1889, p. 257, in. David-de Palacio 2006, p. 183
236
une grande douleur et fut une base à sa
colère. La situation apparaît dans la biographie de L.
Storoni
Mazzolani : Cinq ans plus tard, Tiberius Claudius
Nero mourut. Tibère, qui avait alors neuf ans, prononça son
éloge devant le bûcher funéraire. Peut-être, ce jour
là, alors qu'il assistait à l'incinération de son
père, quelqu'un murmura-t-il à l'orphelin de ne jamais oublier de
qui il était issu. Et il ne l'oublia jamais. Le passé laissa sur
lui des marques indélébiles, aussi bien le passé
aristocratique de sa gens que celui, douloureux et secret, de sa vie
privée : l'amour
d'avoir été, enfant, exclu de la
maison où vivait sa mère, où était né son
frère831. Ce frère, il l'a aussi beaucoup
aimé : ils étaient très différents, jusque dans
leur caractère, mais leurs rapports furent cordiaux et ils semblaient se
compléter832. Cette relation amicale apparaît dans la
série Moi Claude, empereur. On y voit Drusus et Tibère
jouer à la balle. Le jeune frère le raille, notamment en lui
disant de perdre de l'estomac, que sa femme lance mieux que lui,... s'ensuit un
pugilat amical au terme duquel Drusus maîtrise son aîné.
Tibère a été ramolli par sa vie à Rome et regrette
le temps où il était militaire. Drusus le console : ses soldats
se souviennent de sa sévérité, mais ils sont fiers d'avoir
servi sous son commandement. Tibère lui confie alors un secret : il n'a
aimé que trois personnes dans sa vie : leur père, Vipsania et son
frère. Mais leur relation ne peut pas durer : alors que Drusus est en
campagne, il tombe de cheval, la plaie s'infecte et évolue en
gangrène. Le récit de la réaction de Tibère montre
l'amour qu'il portait à son frère : il parcourut la longue
distance entre sa résidence et la tente de Drusus en l'espace d'un jour
et d'une nuit, en plein hiver, changeant régulièrement de cheval
pour ne pas être tributaire de leur fatigue et parvint à arriver
à temps pour voir son frère avant qu'il ne meure. Le futur prince
est alors décrit comme « défait, pâle, les cheveux
en bataille, les yeux pleins de larmes et le visage déformé par
la tristesse833». A l'écran, dans la série
précitée, Tibère arrive dans la tente sans s'être
rasé et dans son uniforme militaire, seul témoin des
dernières paroles de Drusus, à l'encontre de leur mère :
« Rome a une mère cruelle, Gaius et Lucius ont une belle
mère cruelle » (il soupçonne Livie d'être
responsable de sa mort, sachant qu'elle craignait ses idées
républicaines). Tibère ne pardonne pas à sa mère de
se montrer si indifférente à ce décès : un an plus
tard, il est le seul avec Antonia à encore éprouver de la peine,
alors que toute la famille semble avoir même oublié son existence.
Le propos est similaire dans The Caesars, où Livie reproche
à Tibère de ne pas éprouver de peine alors qu'Auguste est
mourant : il lui répond qu'il a déjà pleuré son
père, Tiberius Claudius Nero. Alors qu'elle l'accuse de ne jamais avoir
aimé personne, il la corrige en disant qu'il a aimé son
frère - ce même frère qu'elle semble avoir oublié.
Toutefois, pour contrebalancer ce récit favorable à
l'amabilité de Tibère, ses détracteurs présentent
son hommage à Drusus comme un ordre militaire qui ne témoignait
en rien de sa douleur personnelle. Ainsi, Rolland fait de sa venue un devoir,
et Drusus aurait été obligé de rendre des
831. Storoni Mazzolani 1986, p.
126-127
832. Levick 1999, p. 19
833. Maranon 1956, p. 162
237
honneurs à son frère, alors qu'il
était proche de mourir et que tout effort l'affaiblissait834.
Bien qu'injuste, la mort de Drusus est opportune à la morale :, elle
permet au jeune homme de mourir dans la gloire avant que l'honneur familial
soit terni par son frère et ses descendants835.
De ce moment, Tibère ne perd plus d'amis
proches pendant une longue période. Ce n'est que lors des années
20 à 23, selon Barbara Levick, que ses proches disparaissent les uns
après les autres : dans cet intervalle, il perd ainsi Vipsania, P.
Sulpicius Quirinius, son propre fils Drusus, un de ses petits-fils et le
sénateur L. Longus836. Tibère a alors plus de soixante
ans, ses amis de longue date sont désormais âgés, et la
mort naturelle pouvait frapper d'un jour à l'autre. Quant aux
exceptions, il dut ressentir d'autant plus de peine qu'il perdait à la
suite son fils et son petit-fils, deux morts espacées de quelques mois
tout au plus837.
La mort de Nerva dut lui être aussi cruelle :
non seulement il lui était enlevé, mais ce décès
était délibéré. En plus d'être un choc
psychologique, ce fut, selon les détracteurs de Tibère, une
atteinte à sa renommée : était-il assez cruel pour que
même ses amis décident de mourir plutôt que de le
fréquenter encore838? Ainsi apparaît la blessure morale
dans le film Caligula, quand l'empereur grommelle à la vue de
Nerva dans son bain rempli du sang de ses poignets. Chez Jean de Strada,
Tibère voit la mort de son ami comme une trahison et refuse de le
pleurer : celui qu'il considérait la veille comme un sage, un vieil ami
doux et serein n'est plus qu'une vipère en son sein pour qui aucune
larme ne sera versée839.
Il est toutefois une amie de Tibère qui lui a
survécu et leur relation aura duré toute leur vie : Antonia.
Veuve de son frère Drusus, elle resta proche du prince jusqu'à
son exil à Capri, d'où il lui envoyait toujours des courriers.
Les historiens modernes, tel Maranon, se questionnent encore sur cette
amitié : était-elle une réalité due aux valeurs de
la famille ou un calcul habile ? Du moins, Antonia est passée à
la postérité comme l'une des rares membres de la dynastie
à n'avoir commis aucun crime - si ce n'est en élevant Caligula et
en privant son fils Claude d'amour maternel. Certains se demandent même
si un mariage entre elle et Tibère aurait pu permettre au règne
du
834. Rolland 2014, p. 158-159
835. Laurentie 1862 I, p. 258-259
836. Levick 1999, p. 127
837. On ignore la date précise de la mort du
jumeau, mais on estime qu'il a péri en 23 ou 24, soit peu après
son père - voire peut-être quelques mois plus tôt. La mort
de l'enfant n'éveillait pas au soupçon, tant sa popularité
était insignifiante et le décès en bas-âge
fréquent.
838. Laurentie 1862 II, p. 19
839. Strada 1866, p. 172
238
prince d'être plus calme, lui donnant une
compagnie et une confidente840. Cette relation entre amour et
amitié est reprise dans Poison et Volupté :
- Il faut que je retourne à ma tâche. Je
n'ai pas fait grand chose, ce matin. Je te remercie de ton accueil, Antonia. Je
me sens mieux quand je sors de chez toi. Vois-tu, je crois que, sans toi, je ne
pourrais pas supporter mon fardeau ! Je n'ai connu cela qu'une fois dans ma
vie.
Elle fut surprise par ces derniers mots car il ne
faisait jamais la moindre allusion à Vipsania.
- La vois-tu encore parfois,
risqua-t-elle.
- Non. Elle m'a déçu. Tu es la seule
à ne m'avoir jamais déçu.
Elle devina les mots qui montaient à ses
lèvres et qu'il ne prononcerait pas. Elle aurait dû forcer la
barrière que lui opposait sa timidité et l'épouser. Les
choses eussent été plus simples. Elle l'eût sauvé de
lui-même, de sa nature méfiante et rancunière. Il
était trop tard.
Elle lui sourit, pencha la tête vers lui
pour recevoir son baiser, et le regarda se lever lourdement et s'appuyer au
bras de l'esclave qui accourait. Elle ne pouvait se défendre de
l'idée que, chacun à sa façon, ils avaient
gâché leurs chances.841
Toutefois, si la fiction s'accommode de cette relation
pour imaginer un Tibère plus serein, il est envisageable qu'Antonia ait
agi, du moins dans les dernières années, contre le prince, en
voulant venger Germanicus et ses fils, avec plus de subtilité que les
ennemis habituellement cités. C'est notamment le propos de Maria Siliato
qui s'étonne de l'absence d'Antonia aux funérailles de son fils
et du fait que celle qui aurait du pleurer le plus fort n'a pas montré
ouvertement sa tristesse : peut-être pour ne pas que Tibère
soupçonne qu'elle aspirait à se venger de lui. Ainsi,
après des années d'amitié feinte qui lui avaient valu la
confiance du prince, elle avait écrit la lettre de dénonciation
avec deux objectifs mêlés : se débarrasser d'un ennemi de
Rome et, à la fois, isoler et tourmenter l'âme de
Tibère842. Si même Antonia ne ressentait plus
d'amitié pour Tibère, alors le prince était vraiment seul.
Mais la sanction qui lui réservaient les Romains, en le laissant sans
amis, il se la
serait infligé de lui-même, par sa nature
: Triste et farouche, cachant sa pensée et ses desseins, et en cela
plus redoutable, il ne connut aucune affection, tout lui fut un calcul,
l'amitié comme la haine. Sa mère même, il ne l'aima point,
il la craignit seulement ; il n'eut d'amis que les confidents, ou les
ministres, ou les flatteurs de ses débauches. Et rien ne
tempérait cette âme féroce843.
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